Il pleut sur Lucques
l’année qui commence ne lui dit rien
On fait les bagages
Il pleut sur Lucques
On ne voit plus les arbres au sommet
de la tour Guinigi
La via del Fosso est un couloir de brume
Les statues du palais Pfanner
ont mauvaise mine
On fait les bagages
Les Filles du feu une biographie de Sternberg
des poèmes de Frénaud
un roman de Daniel Fano
Il pleut sur Lucques
l’année qui commence ne lui dit rien
On fait les bagages
et il se demande quand
vont enfin se décider
à arriver les renforts.
Jérôme Leroy, « Quitter Lucques », Nager vers la Norvège, La Table ronde, p. 127.
Il existe sans doute
un endroit où aller
— une chambre au-dessus d’une station-service
à la sortie de Lisbonne
une baraque de pêcheur sur un îlot baltique
qui n’intéresse personne
un motel sur le bord de la route qui va
de Phoenix à Tucson
un jardin de sous-préfecture au bout
d’une petite rue piétonne —
un endroit où aller
au milieu de nulle part
et qu’il faudra pourtant trouver
avant qu’il ne soit trop tard.
Jérôme Leroy, « Un endroit où aller », Nager vers la Norvège, La Table ronde, p. 113.
Dans ces coins-là
on peut se passer des autres je t’assure
lui dit-elle yeux battus dans ce train régional
Je n’ai plus envie de parler à aucun d’eux
On pourrait si tu m’aimes descendre à la prochaine
gare On ne connaîtra absolument personne
On demandera dans un bistrot si quelqu’un loue
des chambres ou une maison Cela ne doit pas être
trop cher dans ces coins-là qui sont jolis pourtant
Quelques jours quelques semaines ou quelques mois
loin des autres
On lirait sur un banc bien exposé du square
il y a chaque fois un square dans ces coins-là
près du château ou bien derrière la mairie
avec une statue de gloire locale et le bruit
très lointain le soir du dernier train régional.
Jérôme Leroy, « Loin des autres », Nager vers la Norvège, La Table ronde, p. 17.
C’était la ferme au beau pressoir
aux cœurs les mieux placés
il en partait des voix chantantes
des lézards y venaient
toute une heure
qui durait comme un siècle d’homme.
Le bruit que fait
la chute d’une pomme
l’enfant l’entendait
en buvant le lait d’une femme
grave et marquée
sur sa peau hâlée
de grains et de lignes
d’une disposition unique
dans l’ordre des créatures.
Jean Follain, « Sous les cieux », Exister, Gallimard, p. 168.
Sains et saufs les poissons
oubliés
sont dans l’étang morne
couverts de nuances
les chiens regardent
en témoins de l’homme ;
les frissons du chêne creux
le cri d’un oiseau lointain
sont perçus du cavalier qui rentre
d’une guerre de trente ans.
Jean Follain, « Hors durée », Exister, Gallimard, p. 147.
Le Tintoret peignit sa fille morte
il passait des voitures au loin
le peintre est mort à son tour
de longs rails aujourd’hui
corsettent la terre
et la cisèlent
la Renaissance résiste
dans le clair-obscur des musées
les voix muent
souvent même le silence
est comme épuisé
mais la pomme rouge demeure.
Jean Follain, « La pomme rouge », Exister, Gallimard, p. 143.
Un enfant qu’on soulève un peu
un vin foncé
des feuilles tressées en couronnes
un corps vibrant
jusqu’au plus doux aveuglement
n’imposent parfois
aucun désir de dénouement
mais forment dans les yeux
d’éphémères images
qu’on se remémore
au crépuscule
à bruyères noires.
Jean Follain, « Les images », Exister, Gallimard, p. 94.
Merceries, ô néant des percales à chimères
des bobines de fil
dont dénudées
l’enfant fera pour son chariot des roues
des tresses et des galons
qui sur la robe de la morte
serviront
de chemins tortueux aux fourmis
aveugles à la beauté charnelle
sous le soleil de midi.
Jean Follain, « Merceries », Exister, Gallimard, p. 74.
Dans ses bras on eût connu
le goût d’être et de durer
elle brodait seule
les abeilles au manteau du Sacre
malgré les épingles piquées
à son noir corsage ajusté
elle demeurait
au cœur d’une beauté formelle
plus intense
les yeux fermés
après qu’on l’avait regardée.
Jean Follain, « La brodeuse d'abeilles », Exister, Gallimard, p. 66.
Pain trempé dans le vin
aimé du taciturne
et qu’apporte
la créature
à délicats tendons
à courbes de lumière
vivante en cet espace
aux roues abandonnées
aux outils délabrés
où la matière
s’épuise et rêve.
Jean Follain, « La créature », Exister, Gallimard, p. 56.
Quand ils l’aperçoivent
au fond des chaumières
ses mains soutenant
le bol à fleurs bleues
devant ses seins tendres
ils sentent l’ardeur
puis tout s’évapore
du décor fragile
pour laisser flotter
la seule odeur nue
de métaphysique.
Jean Follain, « Métaphysique », Exister, Gallimard, p. 28.
Vivre une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant, en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment méditée pour n’y tomber jamais. Vivre cette vie loin des émotions et des pensées, avec seulement l’idée des émotions, et l’émotion des idées.
Fernando Pessoa, « La vie rêvée », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 179.
Lorsqu’on vit constamment dans l’abstrait — que ce soit celui de la pensée, ou celui de la sensation pensée — il arrive bientôt que, contre son sentiment ou sa volonté mêmes, on voie se transformer en fantômes jusqu’aux choses de la vie réelle qui, selon notre nature, devraient nous être les plus sensibles.
Quelque amitié que je porte à quelqu’un, et si véritable que soit cette amitié, apprendre que cet ami est malade ou qu’il est mort ne me cause rien d’autre qu’une impression vague, indistincte, comme effacée, qui me fait honte. Seule la vision directe de l’événement, son paysage, pourrait provoquer en moi une émotion. À force de vivre par l’imagination, on use sa capacité à imaginer, et surtout à imaginer la réalité. À vivre mentalement de ce qui n’est pas, ni ne peut être, on finit par ne plus pouvoir même rêver ce qui peut être.
On m’a dit aujourd’hui que venait d’entrer à l’hôpital, pour y subir une opération, l’un de mes vieux amis, que je n’ai pas revu depuis longtemps mais auquel je pense toujours, en toute sincérité, avec ce que je suppose être une affection émue. La seule impression que j’aie reçue de cette nouvelle, la seule claire et positive, ce fut celle de la corvée qui m’attendait obligatoirement : lui rendre visite, ou l’alternative ironique, si je n’avais pas le courage d’aller le voir, du remords que j’en éprouverais.
Rien d’autre… À force de vivre avec des ombres, je me suis changé moi-même en ombre — dans ce que je pense, ce que je sens, ce que je suis. Le regret lancinant de l’être normal que je n’ai jamais été pénètre alors jusqu’à la substance de mon être. Mais c’est, là encore, cela et seulement cela que j’éprouve. Je n’éprouve pas réellement de peine pour cet ami que l’on va opérer. Je n’éprouve pas vraiment de peine pour tous les gens que l’on va opérer, tous ceux qui souffrent et qui peinent en ce monde. J’éprouve seulement de la peine de ne pas être quelqu’un capable d’en ressentir.
Et, d’un instant à l’autre, me voilà irrésistiblement en train de penser à tout autre chose, sous je ne sais quelle impulsion. Et, comme si je délirais, voici que se mêle à ce que je n’ai pas réussi à éprouver, pas réussi à être — un bruissement d’arbres, un murmure d’eaux ruisselant vers des bassins, un parc n’existant nulle part… Je m’efforce de ressentir, mais je ne sais plus comment on ressent. Je suis devenu une ombre de moi-même, une ombre à qui j’aurais livré mon être. À l’encontre du Peter Schlemihl du conte allemand, je n’ai pas vendu mon ombre au diable, mais ma propre substance. Je souffre de ne pas souffrir, de ne pas savoir souffrir. Est-ce que je vis, ou fais semblant de vivre ? Suis-je endormi, ou tout éveillé ? Une brise vague, fraîcheur sortant de la chaleur du jour, me fait tout oublier. Je sens, agréablement, mes paupières lourdes… Je sens que ce même soleil dore des prairies, où je ne suis pas, ni ne veux être… De tous les bruits de la ville, il sort un grand silence… Que c’est doux ! Mais combien plus doux, peut-être, si je pouvais sentir !…
Fernando Pessoa, « La vie rêvée », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 154-156.
De même que nous avons tous, que nous le sachions ou non, une métaphysique, de même, que nous le voulions ou non, nous avons tous une morale. J’ai une morale fort simple — ne faire à personne ni bien ni mal. Ne faire de mal à personne, parce que non seulement je reconnais aux autres, tout comme à moi-même, le droit de n’être gêné par personne, mais aussi parce que je trouve qu’en fait de mal nécessaire dans le monde, les maux naturels suffisent largement. Nous vivons tous, ici-bas, à bord d’un navire parti d’un port que nous ne connaissons pas, et voguant vers un autre port que nous ignorons ; nous devons avoir les uns envers les autres l’amabilité de passagers embarqués pour un même voyage. Et ne pas faire de bien, parce que je ne sais ni ce qu’est le bien, ni si je fais réellement le bien lorsque je crois le faire. Sais-je quels malheurs je peux entraîner en faisant l’aumône ? Sais-je quels maux je peux causer si j’éduque ou instruis ? Dans le doute, je m’abstiens. Et il me semble même qu’aider ou conseiller c’est encore, d’une certaine manière, commettre la faute d’intervenir dans la vie d’autrui. La bonté est un caprice de notre tempérament : nous n’avons pas le droit de rendre les autres victimes de nos caprices, même s’il s’agit de caprices par humanité ou par tendresse. Les bienfaits sont quelque chose qui nous est infligé : c’est pourquoi, froidement, je les exècre.
Si je ne fais pas de bien, par souci moral, je n’exige pas non plus qu’on m’en fasse. Si je tombe malade, ce qui me pèse le plus c’est que j’oblige quelqu’un à me soigner, chose que je répugnerais moi-même à faire pour un autre. Je ne suis jamais allé voir un ami malade. Et chaque fois qu’étant malade, on est venu me rendre visite, j’ai subi chaque visite comme une gêne, une insulte, une violation injustifiable de mon intimité profonde. Je n’aime pas qu’on me fasse des cadeaux ; on semble ainsi m’obliger à en faire à mon tour — aux mêmes gens ou à d’autres, peu importe.
Je suis hautement sociable, de façon hautement négative. Je suis l’être le plus inoffensif qui soit. Mais je ne suis pas davantage ; je ne veux pas, je ne peux pas être davantage. J’ai à l’égard de tout ce qui existe une affection visuelle, une tendresse de l’intelligence — rien dans le cœur. Je n’ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien. J’exècre, effaré et nauséeux, les sincères de toutes les sincérités et les mystiques de tous les mysticismes, ou plutôt, et pour mieux dire, la sincérité de tous les sincères et le mysticisme de tous les mystiques. Cette nausée devient presque physique lorsque ces mysticismes sont actifs, qu’ils prétendent convaincre l’esprit des autres, ou commander à leur volonté, trouver la vérité ou réformer le monde.
Je m’estime heureux de n’avoir plus de famille. Ainsi ne suis-je pas contraint (ce qui me pèserait inévitablement) d’aimer qui que ce soit. Je n’ai de regrets que littérairement. Je me rappelle mon enfance les larmes aux yeux, mais ce sont des larmes rythmiques, où déjà perce la prose. Je me la rappelle comme une chose extérieure, et à travers des choses extérieures ; je ne me souviens que de choses extérieures. Ce n’est pas le calme des soirées provinciales qui m’attendrit, au souvenir de l’enfance que j’y ai vécue — c’est la place de la table à thé, c’est la disposition des meubles tout autour de la pièce —, ce sont le visage et les gestes des personnes qui m’entourent. C’est de tableaux que j’ai la nostalgie. C’est pourquoi ma propre enfance m’attendrit tout autant que celle de n’importe qui d’autre : elles sont toutes deux — dans un passé dont je ne sais ce qu’il est — des phénomènes purement visuels, que je perçois avec une attention toute littéraire. Je suis ému, sans doute, mais non pas par le souvenir : par la vision.
Je n’ai jamais aimé personne. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont mes sensations — états de visualité consciente, impressions d’une ouïe en alerte, parfums qui sont un moyen, pour l’humilité du monde extérieur, de s’adresser à moi, de me parler du passé (si aisé à se rappeler par les odeurs), c’est-à-dire de me donner plus de réalité, plus d’émotion, que le simple pain en train de cuire, tout au fond de la vieille boulangerie, comme par ce lointain après-midi où je revenais de l’enterrement d’un oncle qui m’avait beaucoup aimé, et où j’éprouvais la douceur d’un vague soulagement, je ne sais trop de quoi.
Telle est ma morale, ou ma métaphysique, autrement dit, tel je suis : le Passant intégral, de tout et de son âme elle-même ; je n’appartiens à rien, ne désire rien, ne suis rien — centre abstrait de sensations impersonnelles, miroir sensible tombé au hasard et tourné vers la diversité du monde. Après tout cela, je ne sais si je suis heureux ou malheureux ; et cela ne m’importe guère.
Fernando Pessoa, « La monade intime », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 122-125.
L’horloge qui se trouve là-bas, au fond de la maison déserte — car tout le monde dort —, laisse tomber lentement cette quadruple note claire qui sonne quatre heures lorsqu’il fait nuit. Je n’ai pas encore dormi et n’espère plus le faire. Sans que rien retienne mon attention, m’empêchant ainsi de dormir, ou gêne mon corps, m’enlevant ainsi le repos — je gis dans l’ombre, rendue plus solitaire encore par la vague clarté lunaire des réverbères dans la rue ; je gis le silence engourdi de mon corps devenu étranger. Je n’arrive plus à penser, tellement j’ai sommeil ; et je n’arrive plus à sentir, tant le sommeil me fuit.
Tout, autour de moi, est l’univers nu, abstrait, fait de négations nocturnes. Je me divise en fatigué et en anxieux, et je parviens à toucher, grâce à la sensation de mon corps, une connaissance métaphysique du mystère des choses. Parfois mon esprit s’amollit, alors des détails informes de ma vie quotidienne affleurent à la surface de ma conscience, et me voilà remplissant des colonnes de chiffres, au gré des vagues de l’insomnie. Ou bien je m’éveille de ce demi-sommeil où je stagnais, et de vagues images, dans mon esprit vide, font défiler sans bruit leur spectacle aux teintes involontaires et poétiques.
Mes yeux ne sont pas complètement fermés. Ma vision indistincte est ourlée d’une lueur qui me vient de loin ; c’est celle des réverbères allumés tout en bas, aux confins déserts de la rue.
Cesser, dormir, remplacer cette conscience intercalaire par des choses meilleures, mélancoliques, chuchotées en secret à un être qui ne me connaîtrait pas !… Cesser, couler agile et fluide, flux et reflux d’une vaste mer, le long de côtes visibles dans la nuit où réellement l’on dormirait !… Cesser, exister incognito, extérieurement, être le mouvement des branches dans des allées écartées, une chute de feuilles légères, plus devinée que perçue, haute mer des lointains et fins jets d’eau, et tout l’indéfini des parcs dans la nuit, perdus dans des entrelacs sans fin, labyrinthes naturels des ténèbres !… En finir, cesser d’être enfin, mais avec une survivance métaphorique, être la page d’un livre, une mèche de cheveux au vent, l’oscillation d’une plante grimpante dans l’encadrement de la fenêtre entrouverte, les pas sans importance sur le fin gravier du chemin, la dernière fumée qui monte du village endormi, le fouet du charretier oublié au bord d’un sentier matinal… N’importe quoi d’absurde, de chaotique, d’étouffé même — n’importe quoi, sauf la vie…
Et je dors à ma façon, sans sommeil ni répit, cette vie végétative des suppositions, tandis que, sous mes paupières que fuit le repos, flotte, comme l’écume paisible d’une mer souillée, un reflet lointain de réverbères silencieux.
Dormir et dédormir.
De l’autre côté de moi, bien loin derrière l’endroit où je gis, le silence de la demeure touche l’infini. J’écoute la chute du temps, goutte à goutte, et aucune des gouttes qui tombent n’est entendue dans sa chute. Je sens mon cœur physique, oppressé physiquement par le souvenir, réduit à rien, de tout ce qui a été ou de ce que j’ai été. Je sens ma tête matériellement posée sur l’oreiller, qu’elle creuse d’un petit vallon. La peau de la taie d’oreiller établit avec ma peau le contact d’un corps dans la pénombre. Mon oreille même, sur laquelle je repose, se grave mathématiquement contre mon cerveau. Mes paupières battent de fatigue, et produisent un son d’une faiblesse extrême, inaudible, sur la blancheur sensible de l’oreiller relevé. Je respire, tout en soupirant, et ma respiration est quelque chose qui se produit — elle n’est pas moi-même. Je souffre sans penser ni sentir. L’horloge de la maison, endroit fixe au cœur des choses, sonne la demie, sèche et nulle. Tout est si vaste, tout est si profond, tout est si noir et si froid !
Je passe le cours des temps, je passe des silences, des mondes sans forme passent auprès de moi.
Soudain, tel un enfant du Mystère, un coq se met à chanter, ignorant la nuit. Je peux dormir, car c’est le matin au fond de moi. Et je sens ma bouche sourire, déplaçant doucement les plis légers de la taie qui me colle au visage. Je peux m’abandonner à la vie, je peux dormir, je peux m’ignorer… Et à travers le sommeil tout neuf qui m’obscurcit, ou bien je me souviens du coq qui vient de chanter, ou bien c’est lui qui, en réalité, chante pour la seconde fois.
Fernando Pessoa, « L'indifférent », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, pp. 59-61.