Je n’apprécie pas vraiment les gens. Et ceux que j’aime bien ne sont pas dignes de confiance. Je ne crois pas à la nature humaine, je ne lui voue pas une grande admiration. Je ne fais pas plus confiance à la société. La race humaine ne m’intéresse plus, je ne tiens pas à ce qu’on sauve le monde, je ne m’intéresse plus aux problèmes d’environnement, ça n’en vaut pas la peine. Les gens méritent de disparaître. Je serai content lorsque les tigres, les rhinocéros et les éléphants auront disparu, car ils ne pourront plus être persécutés. Tout ce que mérite la race humaine, c’est de partir en fumée.
Morrissey, propos recueillis par Christian Fevret, « Les Inrockuptibles », numéro 47, juillet 1993.
C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.
Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.
Mais enfin, d’une manière générale, j’aurais tendance à appeler vivre décemment disposer de tout ça qui est nécessaire pour n’avoir pas à se soucier du nécessaire : un toit, un peu d’amour, deux ou trois repas par jour, des livres et le goût des livres, la télévision puisque vous y tenez, de la musique, que sais-je, le loisir de prendre la porte de temps en temps, et la route, les routes.
Et le loisir tout court, évidemment, fût-il loisir de travailler ; mais à condition que le travail soit un loisir, pas une triviale obligation d’entrailles.
Ce qui est fâcheux c’est qu’un seul mot, le travail, se mêle de désigner deux types d’activités qui peuvent se ressembler comme deux gouttes d’eau, c’est vrai, de l’extérieur, mais qui à la vérité sont par essence complètement différentes : le travail obligatoire, en somme, celui de la vieille malédiction, celui que l’homme doit fournir, depuis la chute, pour gagner sa vie ; et le travail choisi, élu, le travail pour soi-même, sur soi-même, étude, bricolage, gymnastique, exercice perpétuel, le travail qu’il décide d’effectuer pour dépenser sa vie, au contraire, pour user au mieux de son capital de temps, pour s’acquérir de l’être, toujours plus d’être.
Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 30.
C’était dur. Mais comme ces changements dans les habitudes de la dame s’adressaient sans aucun doute à lui, il y avait évidemment quand même un rapport entre eux, bien que sous une forme négative ; et cela pouvait suffire.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 165.
Si grands nécromants que soient mes voisins, ils n’ont jamais pu s’entendre avec le soleil qu’ils ont en horreur. Ni le conjurer, ni même l’éloigner un peu. Personne ici n’en fait façon. Vers six heures du matin, il monte sur l’horizon comme un boulet pour aller se fondre dans le ciel fumeux. On voit partout ce cyclope sournoisement réverbéré par les vapeurs et les humeurs qu’il tire de la ville. Pendant le jour interminable, il pèse sur les plantes, les hommes, les idées pour les faire mûrir et pourrir au galop et nous empoisonne comme une mauvaise absinthe avant de plonger en fumant dans la mer avec une débauche de couleurs vineuses, folles et d’ailleurs vite éteintes qu’il emporte avec lui. Chaque soir c’est le même embrasement, la même orgie de beauté confondante, les mêmes fastes baroques déployés sur notre fourmilière et comme pour s’en moquer.
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 70-71.
Lorsque l’hydre est attaquée par un crabe, elle lui abandonne un tentacule, lequel repoussera de toute façon. C’est ce que les biologistes marins appellent un leurre sacrificiel.
Véronique Bizot, Mon couronnement, Actes Sud, p. 73.
La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droits de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 399-400.
Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.
Nous marchions depuis un quart d’heure, en silence, dans le centre-ville de Brive. La plupart des rues étaient piétonnes. Les pavés de la chaussée dessinaient des motifs fleuris. Les façades étaient toutes rénovées. Chaque pierre était jointée à la perfection. À espacements réguliers, des vasques de géraniums alternaient avec des containers d’œillets d’Inde. Des haut-parleurs diffusaient une musique d’ambiance relaxante. Il y avait des boutiques sympas et des haltes gourmandes. Une signalisation spécifique pour les piétons proposait des itinéraires malins. Nous commencions à nous faire chier.
Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 251-252.
« Nous cherchons peut-être des oreilles autant que des mots », clamait Nietzsche du fond de sa solitude. Il est plus facile de trouver un sexe qu’une oreille. Si certaines femmes vous donnent l’impression de n’être pas totalement impuissant, d’autres vous donnent celle de n’être pas totalement inintéressant. Ce ne sont hélas ! jamais les mêmes.
Roland Jaccard, « Ce samedi 13 juin 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Cette petite ville sera parfaite
Il se sent sur le point de s’effacer
La tristesse le gomme
comme une élève soigneuse
Ce n’est pas désagréable
Il faut juste passer par les gorges serrées
de la mélancolie
Cette petite ville sera parfaite
Il repense au titre
de ce film de soixante-treize
Vanishing Point
C’est ça l’idée exacte
intraduisible évidemment
Cette petite ville sera parfaite
pour ça
Il verra bien
L’averse
sur le toit de l’Hôtel de France
ne s’arrête plus depuis des jours
La ville s’évanouit
Faire comme elle oui faire comme elle
Vanishing Point
Vanishing Point
et échapper
enfin
à ce tueur qui le suit depuis l’enfance.
Jérôme Leroy, « Petite ville sous la pluie », Nager vers la Norvège, La Table ronde, pp. 128-129.
Un souvenir, c’est toute la tendresse de l’impossible.
Jérôme Vallet, « Le roman du trombone l'après-midi », Georges de la Fuly. 🔗