auteur : Emil Cioran
3
5
67
entrées

4
sur 5
paysages

Si l’on trouvait un remède contre la beauté, contre ses tentations destructrices, je serais le premier à me soigner. Je suis trop faible ou victime d’une neurasthénie trop subtile, il m’est difficile de supporter le poids des paysages. Ce ne sont pas les laideurs de la vie, ni les tourments ni les malheurs qui m’ont fait vieillir prématurément, mais des extases épuisantes dans des couchers de soleil solitaires. Ceux-ci m’ont réduit à une convalescence ininterrompue et à une fierté dans la défaillance, à un rétablissement balkanique, à quoi je me suis abandonné dès mon premier instant de réflexion et d’amertume.

Je voudrais assécher toutes les mers pour échapper à cet absolu immédiat et à la perfection mélancolique à laquelle je tends secrètement dans le voisinage de la vanité marine. L’avantage de la mer sur la musique ou sur l’amour est de ne pas être de facture humaine et donc de ne pas tenir dans le cœur. Grâce à ce qui n’est plus humain en moi, je découvre la mer, à mon écoute.

Emil Cioran, « À Jeni Acterian (île de Bréhat, 17 juillet 1938) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 1er nov. 2024
pédagogie

La pédagogie a tellement infecté l’humanité que les nihilistes eux-mêmes ne peuvent pas vaincre leurs instincts didactiques. Jusqu’aux suicidaires qui veulent nous apprendre quelque chose, n’est-ce pas ?

Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 408.

David Farreny, 24 juin 2005
pérégrination

Seul le cauchemar de l’histoire nous laisse deviner le cauchemar de la transmigration. Avec une réserve cependant. Pour le bouddhiste, la pérégrination d’existence en existence est une terreur dont il veut se dégager ; il s’y emploie de toutes ses forces, effrayé sincèrement par la calamité de renaître et de remourir, qu’il ne songerait pas un instant à savourer en secret. Nulle connivence chez lui avec le malheur, avec les périls qui le guettent du dehors et surtout du dedans.

Nous autres, en revanche, nous pactisons avec ce qui nous menace, nous soignons nos anathèmes, sommes avides de ce qui nous broie, ne renoncerions pour rien à notre cauchemar à nous, auquel nous avons prêté autant de majuscules que nous avons connu d’illusions. Ces illusions se sont discréditées, comme les majuscules, mais le cauchemar reste, décapité et nu, et nous continuons à l’aimer parce qu’il est précisément à nous, et que nous ne voyons pas par quoi le remplacer. C’est comme si un aspirant au nirvāna, las de le poursuivre en vain, s’en détournait pour se rouler, pour s’enfoncer dans le samsāra, en complice de sa déchéance, à peu près comme nous le sommes de la nôtre.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 924.

David Farreny, 7 mars 2024
personne

On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique.

Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 409.

David Farreny, 3 août 2006
phrase

Je suis voué à la stérilité, au fragment, à l’ébauche. Jusqu’à présent j’ai réussi à camoufler mes déficiences ; en sera-t-il de même à l’avenir ? J’en doute. Tu ne saurais imaginer à quel point tout me paraît impossible et irréalisable. À vrai dire, le peu de confiance que j’avais en moi, je suis en train de le perdre, si je ne l’ai déjà perdu. Tout me pèse, tout me fatigue. Écrire me semble une activité inconcevable, une infraction flagrante et insensée à la certitude que j’ai de l’inanité universelle. J’ai sapé toutes mes illusions, je m’en suis moqué, et maintenant me voilà dans l’obligation de vivre mes sarcasmes, d’en tirer les conséquences pratiques — victime d’une vision dérisoire. Je suis en pleine sagesse, puisque je ne vis plus en contradiction avec mes idées. Que je regrette ce temps où une phrase bien balancée me consolait de n’importe quel échec ! Mais à quoi bon me lamenter encore ? Il faudrait pouvoir prier.

Emil Cioran, « À Mircea Eliade (Paris, 23 avril 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 1er nov. 2024
portée

Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la portée de personne.

Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 898.

David Farreny, 1er mars 2024
proclamer

Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.

David Farreny, 13 oct. 2006
proportions

Je vis des instants de conscience démiurgique et de messianisme infini, qui m’enivrent, qui m’offrent un élan extatique et qui composent une compensation féconde à mes fréquentes dépressions. Je me vis parfois comme un mythe. Dans ces moments-là, tout ce qui a été avant moi et tout ce qui viendra après moi me semble sans intérêt et inutile. Je vis le drame de ma propre unicité dans des proportions métaphysiques.

Emil Cioran, « À Ecaterina Săndulescu (Berlin, 29 janvier 1934) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 1er nov. 2024
rage

 Quand je ne perds pas mon temps en conversations, je le perds en lisant : je lis, je lis, inutilement, pour ne pas penser, pour ne pas voir à quel point je suis enfoncé dans le non-sens. Cependant que les jours s’écoulent et que je ne fous rien, on me presse de tous côtés d’écrire, de publier, et je ne peux ni ne veux me manifester. L’autre jour, on me demande un article pour une revue. Je réponds : plus tard. — On me dit de donner un titre pour qu’on puisse annoncer ma collaboration. — Je ne trouve aucun sujet sur lequel je puisse écrire, fut ma réponse. — Mais, en attendant, je vais quand même sécréter un texte sur la rage.

Emil Cioran, « À Armel Guerne (Paris, 30 novembre 1963) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 1er nov. 2024
rebours

À regarder les photos d’une personne à des âges différents, on entrevoit pourquoi le Temps a été qualifié de magicien. Les opérations qu’il accomplit sont invraisemblables, stupéfiantes, des miracles mais des miracles à rebours.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 983.

David Farreny, 7 mars 2024
rendement

Pour que nous puissions conserver la foi en nous et en autrui, et que nous ne percevions pas le caractère illusoire, la nullité de tout acte, quel qu’il soit, la nature nous a rendus opaques à nous-mêmes, sujets à un aveuglement qui enfante le monde et le gouverne. Entreprendrions-nous une enquête exhaustive sur nous-mêmes, que le dégoût nous paralyserait et nous condamnerait à une existence sans rendement.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 477.

David Farreny, 28 fév. 2024
renoncer

Je suis un ambitieux, bien que je n’aie jamais semblé l’être ; je suis quelqu’un qui voudrait tout dominer, même si, au cas où une telle chose arriverait, mon mépris pour la vanité de tout acte me conduirait à renoncer à toute domination.

Emil Cioran, « À Bucur Ţincu (Bucarest, 1931 [?]) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 26 oct. 2024
rentable

Ne va pas te mettre au service de Dieu, ce n’est pas rentable. Tu seras plus malheureux qu’avant. Avec le principe ultime, il faut être dilettante. Une fois enfermé en lui, tu n’auras plus la liberté d’aller ailleurs, plus loin.

Emil Cioran, « À Aurel Cioran (Berlin, 14 avril 1935) », Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, Gallimard.

David Farreny, 1er nov. 2024
répandre

Tout enfantement est suspect ; les anges, par bonheur, y sont impropres, la propagation de la vie étant réservée aux déchus. La lèpre est impatiente et avide, elle aime à se répandre. Il importe de décourager la génération, la crainte de voir l’humanité s’éteindre n’ayant aucun fondement : quoi qu’il arrive, il y aura partout assez de niais qui ne demanderont qu’à se perpétuer, et, si eux-mêmes finissaient par s’y dérober, on trouvera toujours, pour se dévouer, quelque couple hideux. […]

La chair s’étend de plus en plus comme une gangrène à la surface du globe. Elle ne sait s’imposer des limites, elle continue à sévir malgré ses déboires, elle prend ses défaites pour des conquêtes, elle n’a jamais rien appris. Elle appartient avant tout au règne du créateur, et c’est bien en elle qu’il a projeté ses instincts malfaisants. Normalement, elle devrait atterrer moins ceux qui la contemplent que ceux-là mêmes qui la font durer et en assurent la progression. Il n’en est rien, car ils ne savent pas de quelle aberration ils sont complices. Les femmes enceintes seront un jour lapidées, l’instinct maternel proscrit, la stérilité acclamée. C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. Procréer, c’est aimer le fléau, c’est vouloir l’entretenir et augmenter. […]

On ne peut consentir qu’un dieu, ni même un homme, procède d’une gymnastique couronnée d’un grognement. Il est étrange qu’au bout d’une si longue période de temps, l’« évolution » n’ait pas réussi à mettre au point une autre formule. Pourquoi se serait-elle fatiguée d’ailleurs, quand celle qui a cours fonctionne à plein et convient à tout le monde ?Entendons-nous : la vie en elle-même n’est pas en cause, elle est mystérieuse et harassante à souhait ; ce qui ne l’est pas, c’est l’exercice en question, d’une inadmissible facilité, vu ses conséquences. Lorsqu’on sait ce que le destin dispense à chacun, on demeure interdit devant la disproportion entre un moment d’oubli et la somme prodigieuse de disgrâces qui en résulte. Plus on retourne ce sujet, plus on trouve que les seuls à y avoir entendu quelque chose sont ceux qui ont opté pour l’orgie ou pour l’ascèse, les débauchés ou les châtrés.

Emil Cioran, « Le mauvais démiurge », Œuvres, Gallimard, pp. 627-628.

David Farreny, 1er mars 2024
rompre

À un certain degré de détachement ou de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, l’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 34.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer