Autant que la gravité, elle avait en grippe l’insistance et la bêtise. Au lendemain d’une soirée de théâtre, alors qu’elle venait d’étriller devant son fidèle auditoire l’auteur dont, la veille, elle avait vu la pièce, un fâcheux s’obstina longuement à la contredire et crut bon de lui faire remarquer que ce soir-là, justement, le public s’était montré enthousiaste. « Eh bien, Monsieur, lui dit-elle, si le public a aimé, il est bien le seul ! »
Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.
Quand les lumières se rallumeront et qu’il me faudra quitter la salle, je serai légèrement hébété. À l’extérieur, les bruits et les agitations de la ville me molesteront durant de longues minutes. Je devrai faire l’effort de me réadapter à la réalité, tout en cherchant à conserver précieusement en moi le charme de ce rêve sur pellicule où défilèrent de beaux visages de femmes et où furent énoncées par l’impeccable Charles Denner tant d’élégantes et de judicieuses formules sur la condition de l’homme à jamais séduit par le beau sexe.
Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.
Tel est le désir, un besoin maladif qui ne s’éprouve pas comme un manque biologique interne, mais comme un vide biographique intime. Même s’il se rue sur quantité de choses matérielles, nulle d’entre elles ne l’intéresse, sauf si elle possède pour les autres désirs une valeur sociale emblématique dont il pourra alors se remplir un temps, mais un temps bien bref. Si, pour Freud, l’observation des sociétés primitives révèle un trait anthropologique fondamental, c’est précisément le même que l’on retrouve dans les sociétés civilisées : le besoin des individus d’exister aux yeux des autres alors même que les problèmes de survie y sont réglés et les positions de pouvoir réparties. Afin d’éviter ou de différer le carnage, les désirs sont contraints de se jouer la comédie de la reconnaissance réciproque en établissant un système d’échange d’objets, de titres, voire de discours, valorisants pour les ego — reconduisant et attisant par là même les rivalités narcissiques. Bon sauvage ou civilisé décadent, l’humain ne transige pas quant à son amour-propre.
Frédéric Schiffter, « 8 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
On dit souvent que le summum de l’art est de se faire oublier. À raison, mais à condition de préciser que ce que le génie « dissimule » ici par son savoir-faire est une reprise. L’artiste génial ne crée rien de neuf, mais consacre ses efforts, d’une part, à représenter le déjà-vu, le répété, la rengaine, sous une nouvelle apparence donnant ainsi l’illusion du jamais-vu, de l’inédit, de l’inouï et, d’autre part, à gommer toute trace de son labeur afin que son œuvre semble accomplie par l’effet d’une grâce.
Frédéric Schiffter, « Le retour », La beauté, Autrement.
Pour qu’une œuvre franchisse le seuil de mon imaginaire, il faut qu’elle me donne à éprouver l’expérience d’un arrachement à la réalité suivi d’une inscription de mon regard en ses aspects les plus secrets. Si je n’éprouve pas la sensation de cet aller vers un monde hors du monde et de ce retour au cœur même du monde, alors je n’ai pas affaire à de l’art.
Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.
L’idée sous forme brève plaît. Nombre de gens, à l’adolescence et même plus tard, éprouvent de l’attrait pour les maximes, les sentences, les pensées. Preuve en est le succès des recueils de citations. On en comprend la raison. Dans un même volume se côtoient une foultitude d’auteurs plus ou moins célèbres que l’on n’a en règle générale pas lus, mais qui, là, d’un mot, d’un paradoxe, d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un sarcasme, d’une pointe tirés de leurs œuvres respectives, comblent l’esprit. Souvent l’amateur constitue pour soi-même, dans un cahier, un florilège plus sélectif que l’original. En recopiant tel ou tel propos, tout se passe comme s’il cherchait à participer non tant de la pensée de celui qui en est l’auteur, que de son talent d’expression. Séduit, le « recopieur » réagit davantage en écrivain qu’en philosophe. Pour le philosophe, disait Jean-François Revel, « une idée vaut d’être lue parce qu’elle est bonne », alors que pour l’écrivain « une idée est bonne parce qu’elle vaut d’être lue ». Revanche de la formule sur le traité.
Frédéric Schiffter, « préface », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Le ressentimenteux est celui qui souffre, souvent à raison, d’une sévère détestation de soi et la reporte avec prodigalité sur la société et sur ceux qui, contraires à lui, s’estiment et s’arrangent de la comédie humaine. Toujours mauvaise, son humeur, telle une urticaire, lui inspire la vocation du procureur. Partout où se pose son regard plein de suspicion, il ne voit que mensonge, imposture, usurpation, machination, complot. À l’en croire, ce monde où nous vivons ne serait pas le vrai monde mais sa version falsifiée. […] Rien ne fait tant pester le ressentimenteux qu’on sourie de ses sermons et de ses prophéties, par où il manifeste combien son appel à une révolution totale et poétique des conditions sociales d’existence en général trahit un désir bien prosaïque de se revancher d’une vie en particulier : la sienne. C’est par conséquent, et à juste titre, le sceptique qu’il traitera en ennemi de sa subjectivité terriblement radicale et non l’adversaire de son idéologie. Alors qu’il espérera persuader celui-ci si, comme lui, il a quelque compte à régler avec sa médiocrité, il sait qu’il n’essuiera que les sarcasmes de celui-là. Contraire à la mélancolie, le ressentiment est le malheur incurable d’être triste. Le ressentimenteux jalousera toujours le cynisme souriant de l’homme détrompé.
Frédéric Schiffter, « Guy Debord », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Ce sont les théoriciens de la « valeur » et autre « fétichisme » de la marchandise qui ont fini par faire accroire aux esprits influençables la dimension mystique et aliénante de ce bien matériel — et, par là, renforcé le sentiment chrétien que, pour une âme, avoir revient à pécher contre son être. S’épuisant à fournir la preuve de l’inexistence de Dieu, le libre penseur prouve qu’il est tout sauf un esprit libre, de même, à vouloir déceler dans la marchandise je ne sais quelle trace de substance métaphysique diabolique, le libertaire s’en fait le théologien. Il ne comprend pas que le drame des humains d’aujourd’hui n’est pas de se sentir étrangers à eux-mêmes, perdus au milieu des marchandises, mais, au contraire, de ne pas pouvoir réellement s’oublier dans ces objets faits par eux et pour eux, à leur image et conformes à leurs désirs. Il ne comprend pas, surtout, que s’ils s’inventent des besoins c’est pour entretenir leur insatisfaction, le sel même de leur vie.
Frédéric Schiffter, « 36 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.
Quant à moi, que ce soit en tant que lecteur ou en tant qu’auteur, la littérature demeure un passe-temps. Un peu plus que cela, peut-être, quand j’écris. Affaire de pathologie sociale. J’écris pour ne pas avoir à parler avec mes semblables.
Frédéric Schiffter, « juin 2016 », Journées perdues, Séguier, p. 137.
La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »
Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.
Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.
Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.
Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.
Lors de ma conférence, je ne me suis pas fait des amis. Ou plutôt des amies. Tant que j’exposai les sagesses des stoïciens et des épicuriens, je voyais des hochements de tête approbatifs dans le public. Dès que, approchant la fin de la péroraison, j’introduisis l’idée que les sagesses étaient des utopies portatives à usage narcissique, je constatai des renfrognements et, même, chez certaines auditrices, des grimaces d’indignation. Au moment des questions posées au conférencier, j’eus droit à des récriminations. Ainsi, nul ne pourrait vaincre les angoisses liées à sa condition de pantin s’agitant dans le hasard, le temps et la mort ? Nul ne parviendrait jamais à être le législateur de sa cité intérieure ? Nul ne réussirait à agir telle une providence pour lui-même ? Que faisais-je de l’ascèse et des exercices spirituels — du travail sur soi et de la méditation, comme disent ces dames ? Que je n’eusse aucune foi en Dieu, soit. Mais que j’affichasse une telle incrédulité à l’égard de l’homme, de la puissance de son âme, de sa conscience, de sa volonté, etc., c’en était trop. Ces dames avaient devant elles un philosophe sans aucune qualité. Elles avaient raison. Je ne pus rien rétorquer qui rectifiât ou adoucît mon scepticisme. Le conseil de prudence que je donnerai à un esprit tenté par le doute, mais soucieux de plaire au public, est de ne jamais dire avec franchise que la sagesse n’est qu’un asile de l’illusion.
Frédéric Schiffter, « février 2016 », Journées perdues, Séguier, pp. 98-99.
L’optimisme moral a fait faillite dans les années quatre-vingt dans sa version gauchiste seulement. Il s’est ressaisi au cours de la décennie suivante et poursuit à présent son offensive sous le nom d’« éthique ». Parti, comme il se doit, des universités, il a gagné tous les secteurs de la vie sociale. Ainsi, j’appelle « gnangnan » ces discours édifiants et lénifiants censés redresser le moral des foules et que tiennent en toute occasion un syndicaliste ou un journaliste, un ministre ou un sportif, un évêque ou une chanteuse, un philosophe ou un comique, et auxquels les maîtres mots de « tolérance », de « respect », de « partage », scandés sur le mode incantatoire, donnent un certificat de moralité. Même le voyou de banlieue prompt à hurler qu’il a « la haine » finit par lâcher avec des trémolos dans la voix que « les hommes doivent s’enrichir de leurs différences » – sans s’aviser que ce fut la devise même des esclavagistes. On ne se mobilise plus pour des idées, mais pour des « valeurs » ; on ne lutte plus pour le peuple, mais pour les « vraies gens » qui ont de « vrais problèmes » dans leur « vraie vie ». L’heure est à l’« engagement citoyen » – conçu sur le modèle associatif, ou, plus glamour, sur celui des sauveurs sans frontières – au service d’une société plus « solidaire ». […] Hier encore, les projecteurs éclairaient l’intellectuel qui faisait figure de Conscience ; ils éclairent à présent la Conscience qui fait figure d’Intellectuel – preuve qu’il n’y eut jamais de meilleur combustible pour enflammer les Lumières que la mélasse des bons sentiments – et preuve, surtout, que de plus en plus de gens vivent, sans que nul s’en émeuve, en dessous du seuil de pauvreté de l’esprit critique.
Frédéric Schiffter, « Sur le gnangnan », Le philosophe sans qualités, Flammarion.
Les fraises de Chardin, les tournesols de Van Gogh, mais aussi bien les personnages dans la tempête de Turner, toutes les choses, toute la faune, la flore, l’humanité qui figurent au cœur des univers picturaux, je ne puis les admirer que parce qu’ils ont été soustraits à la durée qui corrompt les apparences. En les contemplant, tout se passe comme si je franchissais le seuil du temps et de sa chronologie ordinaire et pénétrais dans une sorte de présent où rien ne passe et où, pourtant, s’y passent d’autres actions, s’y déroulent d’autres destinées, se manifestent d’autres formes de vie. En cela, par exemple, rien n’est plus trompeur que l’appellation de « natures mortes » pour désigner ces peintures de fleurs ou de fruits disposés dans des vases, ces chandeliers et ces coupes d’étain posés sur des guéridons, ces bouteilles, ces verres et autres éléments de vaisselle abandonnés ou placés avec ordre sur une table. La vocation de l’art n’est pas de conserver intact l’aspect de ces végétaux et de ces fruits ainsi que l’éclat des matières de ces objets artisanaux comme s’il s’agissait d’une sorte de technique de conservation visuelle, mais de montrer ces choses de nature différente vivantes. Car, si je leur prête une attention soutenue, je me rends compte que, malgré leur immobilité, elles ont bien une âme dont la vitalité se déploie dans un rayonnement statique. Voilà pourquoi le terme anglais still life s’avère mieux approprié pour évoquer la vie silencieuse qui règne dans ces toiles et qui en émane – une vie, encore une fois, exempte d’un devenir dégradant et qui, par là, s’exhibe en un insistant maintenant.
Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.