L’écrivain ou l’artiste a le talent de faire exister sa muse. Il comprend qu’elle n’est qu’une bonne femme le jour où elle lui fait grief de ne pas avoir les moyens de la faire vivre.
Frédéric Schiffter, « Les bonnes femmes », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Il faut bien que passent les jours pour que les mauvais s’en aillent et que de meilleurs arrivent, pensais-je naïvement.
Frédéric Schiffter, « Incipit sans suite », Philosophe sans qualités. 🔗
Le sublime serait alors la nostalgie d’une patrie immémoriale que j’éprouverais en regardant les paysages d’un pays étranger vers lequel j’ai été expulsé en raison de je ne sais quelle malédiction, en expiation de je ne sais quel crime. Dès lors, ce ne serait pas ces nuages, ces vagues, ces montagnes et ces rochers en tant que tels qui attireraient mon regard ; mais je les contemplerais parce qu’ils me rappelleraient l’atmosphère d’autres rivages de terres perdues où j’avais, où j’aurais, toute ma place.
En réalité, ce spectacle ne me tirait pas de mon ennui ; il m’y inscrivait davantage. Raison pourquoi je ne m’en lassais pas. S’il était le paysage correspondant à mon état d’âme, ce n’était pas parce qu’il m’offrait la possibilité de m’y projeter, mais, simplement, parce qu’il ne le perturbait pas.
Frédéric Schiffter, « Les formes de l'ennui », La beauté, Autrement.
À la question « Que désirent les femmes ? », Freud avait répondu en se grattant la barbe : « Mystère et boule de gomme. » Eût-il vécu l’avènement du consumérisme et sa révolution hédoniste appelant à la satisfaction de tous les caprices « sociétaux » des classes moyennes, c’en fût fini de sa perplexité. Il eût vu comment le cinéma, la mode, la publicité et les idéologies libertaires postmodernes ont permis aux femmes d’exprimer de clarifier, surtout, l’objet de leur désir, à savoir, précisément d’être des objets de désir. Pareille libération se vérifie surtout l’été quand, de l’adolescente à la mère de famille en passant par la jeune femme sans marmaille, se manifeste non pas la loi mais le déterminisme du genre. Le maillot deux pièces – dont, parfois, on enlève le haut sur la plage –, le short en jean coupé très court porté avec un débardeur large ou près du corps, les espadrilles à talon haut pour affiner la jambe, la chevelure huilée, les lunettes noires à la Audrey Hepburn, un tatouage au creux des reins, telle est la panoplie estivale du sexe dont la nature est de s’exhiber et d’érotiser les mœurs. À leur façon, bruyante et plutôt vulgaire, les Femen incarnent aussi ce désir d’être désirées. Telle est l’ironie consciente et assumée de leur combat supposé en finir avec le patriarcat, qu’il suscite un intérêt libidineux de l’opinion « machiste », laquelle attend que ces petites amazones urbaines sexy radicalisent leur activisme jusqu’à faire des irruptions ici ou là le derrière à l’air et, ainsi, qu’elles reçoivent les coups de martinet qu’elles réclament à l’évidence de la part de l’Ordre. Nous-même, nous le confessons, aimons à regarder les Femen qui luttent dans la rue la poitrine gonflée par le désir d’en découdre.
Frédéric Schiffter, « bikinisme », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
L’ennui qui me hantait n’avait donc rien, non plus, du vide causé par le désœuvrement, mais se manifestait comme une distance teintée de mélancolie que j’imposais malgré moi à la réalité environnante, une impossibilité, également, à m’intéresser à ce qui semblait passionner mes congénères au point de les mobiliser corps et âme. Adolescent, les yé-yé ne m’intéressaient pas. Les Beatles ne m’intéressaient pas. La conquête de la Lune ne m’intéressait pas. Étudier ne m’intéressait pas. Aller à la messe et faire ma communion ne m’intéressaient pas. Aller en discothèque ne m’intéressait pas. La guerre du Vietnam ne m’intéressait pas. Faire du sport ou en regarder ne m’intéressaient pas. Militer ne m’intéressait pas. Tout cela m’ennuyait d’autant plus que je sentais que l’invisible mais impérieux esprit du temps m’ordonnait sourdement de m’intéresser à tout cela. Seules les filles me rattachaient au monde en m’obligeant à leur jouer la comédie du jeune homme à la mode. Mais malgré quelques succès encourageants, la conquête des cœurs, également, ne m’intéressait pas.
Ce qui m’intéressait, en revanche, c’était d’observer les autres s’agiter pour bien des choses qui me laissaient indifférent ou que je méprisais – d’être au spectacle, en somme. Je n’étais pas assez mûr pour glisser de l’ironie dans mon regard.
Frédéric Schiffter, « Les formes de l'ennui », La beauté, Autrement.
Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.
Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.
Ce qui échappe aux neurobiologistes c’est que, précisément, sans le verbe que nous incarnons, les bananes et les acrobaties dans les arbres suffiraient à notre félicité. Parler nous rend malades. Aussitôt que les mots pénètrent le cerveau d’un enfant et qu’il en use lui-même, le temps l’empoisonne. L’immédiateté physique de ses sensations, de ses perceptions, de son attention, dégénère peu à peu en mémoire et en anticipation. Hanté par un avant et un après, son présent vire à l’inquiétude. À mesure qu’il vieillit, il est en proie à la nostalgie, aux regrets, aux remords, aux douleurs de ses traumatismes infantiles qui alimentent ses désirs, ses espoirs, ses craintes. Tout en ayant conscience de soi, il est à ses yeux une énigme – renforcée par la pensée de la mort qui accompagne ses faits et gestes. Il vit en jalousant l’insouciance du ouistiti.
Frédéric Schiffter, « neurosciences », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Les relations humaines s’avèrent tout aussi chronophages et, par là, neurophages. Combien de fois nous dispenserions-nous de la fréquentation des pense-menu dont les discours, lestés de leur inculture, de leurs préjugés, de leurs lieux communs, nous font vieillir. L’ennui, avec les bavards, c’est qu’ils n’ont aucun talent pour la conversation. C’est par faiblesse plus que par civilité que, trop souvent, nous supportons leur présence – qu’ils soient, d’ailleurs, des amis ou des proches. Il suffit d’un déjeuner ou d’un dîner, pour que, même si nous nous en défendons, ils déteignent sur nous. Que dire lorsque nous nous trouvons en plus grand comité ?
Frédéric Schiffter, « 1 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Mes notes, maximes, aphorismes, sentences et anecdotes ne forment pas une pensée en chantier mais en ruine.
Frédéric Schiffter, « Écriture fragmentaire », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.
Les philanthropes de droite ont leurs œuvres pour les pauvres, ceux de gauche ont les leurs pour les opprimés. Les premiers se rachètent par le portefeuille, les seconds par la protestation — et, par là, s’estiment moralement supérieurs. Aussi aimerais-je être un John Edgar Hoover ou un Lavrenti Beria pour récolter des renseignements sur la vie intime de ces gens qui signent des pétitions en faveur de tel ou tel droit bafoué. À coup sûr, je découvrirais des tortures familiales, des rackets conjugaux, des chantages affectifs, des euthanasies prématurées. De quoi rédiger un volumineux Livre noir de l’humanisme.
Frédéric Schiffter, « humanisme », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Les intellectuels (universitaires officiels ou populistes, journalistes, etc.) qui prétendent être poursuivis par la police de la pensée se gardent bien de préciser que c’est parce qu’elle cherche à les recruter.
Frédéric Schiffter, « Wanted », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
L’homme de génie, affligé d’une atrophie du vouloir-vivre aggravée d’une hypertrophie de l’intellect, souffre, à cause de ce déséquilibre interne, d’un sentiment d’étrangeté au monde. Il y vit et l’observe comme s’il y était en exil. L’homme ordinaire, quant à lui, doté d’une intelligence soumise au vouloir-vivre qui anime le monde, parvient à s’en faire une représentation pauvre et superficielle mais pragmatique. Même s’il y éprouve l’adversité, il y agit avec l’aisance et l’efficacité d’un familier. Le monde est son monde. Ce qu’il y fait, ou ce qu’il y produit, s’inscrit dans l’époque et en épouse la forme. Voilà pourquoi, par exemple, l’artiste de talent, d’une intelligence de même étoffe, mais plus fine, s’emploie à fabriquer des ouvrages teintés de l’air du temps qui ne laissent pas de plaire à ses contemporains. Attentif à leurs goûts ou à leurs préoccupations, il sait y répondre au moment opportun. Misant aussi sur leur inculture due, justement, à leur affairement, il leur vend comme une nouveauté de sa facture une forme empruntée à des génies anciens. En comparaison, l’artiste de génie fait figure d’infirme social. S’aviserait-il d’être de saison, il attraperait aussitôt un rhume de cerveau.
Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.
Dans la même émission, j’ai entendu aussi Michel Crépu qui ne comprenait pas pourquoi je me coiffais du qualificatif de « nihiliste » alors que tout semblait démontrer le contraire dans mon livre. Pourtant ce récit exprime mon nihilisme mieux que mes essais. Par ce terme je n’entends pas la mystique de la mort et de la destruction, ni ce que Nietzsche définissait comme une fatigue de la vie, ni ce que Heidegger assimilait au triomphe de l’arraisonnement technique du monde, mais, très simplement, comme la vive sensation que tout ce qui existe n’a pas d’être. Je ne dis pas que rien n’existe mais que rien (nihil) n’a d’être, c’est-à-dire de permanence ou de solidité ontologique parce que tout ce qui existe est voué au hasard, au temps et à la mort. Naturellement, de pareille vérité tout le monde est convaincu mais personne n’en veut rien savoir, passant ainsi à côté de ce qui est beau, précieux, rare et prompt à disparaître sans ordre de passage. Compris en cette acception, le nihilisme est une philosophie sentimentale sans illusion et sans espoir, oscillant entre le rire de Démocrite et les larmes d’Héraclite.
Frédéric Schiffter, « février 2016 », Journées perdues, Séguier, pp. 103-104.
Il tient pour lui que toute jouissance éprouvée en ce présent frelaté reste bien inférieure aux voluptés dont le régalera, Dieu sait quand, son utopie. En doute-t-on ouvertement, que l’on se voit aussitôt désigné à la vindicte des mal lotis. Rien ne le fait tant pester qu’on sourie de ses sermons et prophéties, montrant combien son désir de certitude trahit un désir de servitude. Ce n’est donc pas l’adversaire de ses opinions qu’il traitera en ennemi, mais, à juste titre d’ailleurs, le sceptique. Alors qu’il espérera persuader le premier, il sait qu’il ne pourra ébranler l’indifférence du second.
Frédéric Schiffter, « 3 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.