De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.
On ne récupère que le récupérable. Servant uniquement à interpréter le monde, les idées restent impuissantes à en subvertir le chaos. On les conserve aussi longtemps qu’elles sont plaisantes et on les jette à la casse.
Frédéric Schiffter, « Guy Debord », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Il n’y a ni ici-bas ni au-delà, seulement une terre poussiéreuse en surface et boueuse en profondeur. Avant d’être ensevelis, nous respirons incommodément.
Frédéric Schiffter, « Montaigne et l'Ecclésiaste », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Car aimer demeure le plus inquiétant des rapports entre humains. À l’euphorie de la rencontre de deux solitudes qui s’évertuent à coexister, se mêlent bien vite la sensation de la corrosion du temps qui passe, l’angoisse de la séparation, la certitude de la perte. On peut comprendre qu’à la perspective de s’exposer à de telles souffrances, il soit plus simple, plus rassurant, plus petit-bourgeois, de s’adonner à la routine de la débauche ou à la prouesse du conjungo. L’amour est la forme la plus exquise de l’inconfort de vivre.
Frédéric Schiffter, « 10 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Une jeune femme qui sort la nuit pour danser ou s’amuser se prépare à être regardée, non pas sous les dehors du rôle social qu’elle joue le reste du temps, mais sous l’apparat d’une prêtresse du monde nocturne, obscur et scintillant. En cela, comme l’écrit encore Baudelaire, « la femme est bien dans son droit et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant [par le maquillage] à paraître magique et surnaturelle ». Tout est une affaire de mesure. Chez la jolie femme, le maquillage, joint à la toilette, vise à mettre en valeur, comme pour les offrir, ses appas charnels – là réside essentiellement, on le sait, et de manière outrancière, l’argument de séduction de la professionnelle du plaisir. Chez la belle femme, l’élégance tient à presque rien, à des particules de manières, à des touches d’artifice afin de conférer cet « air de rien » à son allure. Avec la première, les hommes s’autorisent toutes les privautés et grivoiseries, assurés qu’elles ne la choqueront pas ; avec la seconde – à moins, bien sûr, qu’ils ne soient des goujats –, ils éviteront ce registre, voire s’évertueront à bien se tenir. À l’aise en présence de la coquette pour y laisser aller leur nature, ils seront embarrassés avec la femme élégante, forcés de devoir se conformer à ce modèle de bon goût. Pour faire écho à l’impératif éthique de Levinas, si une responsabilité s’impose à des hommes devant un beau visage de femme, à condition qu’ils daignent le remarquer et le contempler, elle n’est autre que celle de se comporter en gentilshommes. Or, non seulement ce devoir-là les contrarie, mais d’aucuns, si mal à l’aise devant une belle femme, éprouveront à son égard une aversion semblable à celle d’un gueux à l’égard d’un homme de haute condition – comme si cette femme affichait une sorte de privilège inaccessible fait pour humilier ceux – ou celles – qui ne peuvent qu’y renoncer. Pour les natures masculines les plus frustes, la beauté féminine n’apparaît comme une injure à leur sensibilité que parce qu’elle semble relever d’une injustice radicale, ontologique. Cette femme, si distinguée en toute sa personne, ne leur appartiendra jamais puisqu’elle participe d’une essence distincte de leur propre humanité. « Elle est d’un autre monde », pensent-ils, rendant par là, d’ailleurs, de manière inconsciente, un hommage à la théorie platonicienne des Idées. Une belle femme qui surgit dans leur monde sensible est vécue comme l’irruption d’un phénomène si exotique – étrange et étranger – qu’il donne lieu à une expérience métaphysique dérangeante.
Frédéric Schiffter, « La belle et les jolies », La beauté, Autrement.
L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.
Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.
Quand j’étudiais la philosophie à l’université, nombre de condisciples s’entichaient de Deleuze, de Baudrillard, de Derrida, de Barthes, de Foucault, de Lyotard. Je vous jure que je n’invente rien !
Frédéric Schiffter, « Fun memory », Philosophe sans qualités. 🔗
L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.
Pour Gracián, la question n’est pas tant d’aimer les qualités d’une personne que d’apprécier – disfrutar – le style avec lequel cette personne sait les mettre en scène, sans la moindre afféterie, selon ce mélange de finesse, d’aisance et de tact qu’exprime en espagnol le terme de discreción et produit le je-ne-sais-quoi qui – dit encore le moraliste – « confère aux qualités tout leur lustre ».
Frédéric Schiffter, « La belle et les jolies », La beauté, Autrement.
Le flirt, pour appeler la chose par son nom, est une exquise maïeutique. Je ne connais pas de meilleure expérience philosophique que de potiner avec une femme qui vous présente, le temps de prendre un verre à une terrasse de café, l’adolescente qu’elle fut hier et qu’elle avoue avoir trahie.
Frédéric Schiffter, « Hommes et femmes », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.
Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.
Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.
Le mégalomane n’est si vindicatif qu’en raison de son incapacité à prendre en amitié son moi flétri par le temps, bousculé par le hasard, courtisé par la camarde. Ce mortel n’admet pas de puer le cadavre de son vivant. Pour s’embaumer et embaumer, il se tricote alors une légende d’homme incarnant « toute la vérité de la nature ». Et c’est en ce seyant équipage de momie qu’il en remontre aux vivants.
Frédéric Schiffter, « 26 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.
De quelle antériorité l’idée d’essence, de nature ou d’être rend-elle compte ? Mais, aussi, de quelle finalité ? De quelle nécessité ? Comme les gens de l’art se sont disputés et disputent toujours d’abondance là-dessus, tout me laisse à penser que cette idée ne résulte que d’une sorte de cristallisation ontologique : lorsque, à titre de mortel, un philosophe fait la vulnérante et humiliante expérience d’une vie aléatoire ; lorsqu’il se sent pour cela même peu enclin à marivauder avec une fortune si volage, il en vient à désirer une autre réalité dont il idéalise les attributs. Ainsi surgit en son imagination le mirage de l’« essence », de la « nature » ou de l’« être », impeccable arrière-monde, oasis du Sens, havre où son esprit se hâte d’accoster afin d’y apaiser les haut-le-cœur que lui cause le bateau ivre du hasard. J’appelle ce mirage une métaphysique et, ce genre de philosophe halluciné, un métaphysicien.
Le métaphysicien aimerait que son chimérique paysage se réalisât dans un immuable présent, ou qu’un temps coutumier, en en renouvelant les formes, en fît un abri sûr. Mais hélas pour lui, le temps reste le maître. Primesautier, imprévisible, capricieux, le temps ne déplace pas seulement les lignes, il viole aussi la virginité des essences, tourne le sens en dérision, bafoue la pérennité de l’être. Tout à son jeu de tric-trac, cet enfant terrible excelle à ébranler les fragiles constructions du hasard, son double, qui s’en divertit.
Frédéric Schiffter, « 7-8 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.
Ma paresse frise la monstruosité ; je suis trop raisonneur pour faire un visionnaire ; aucun dieu n’a jamais daigné me ventriloquer. Autant dire que l’évocation de ces formes de génie, toutes au-dessus de mes moyens, me déprime. Plus démoralisant encore est Aristote. « Les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient mélancoliques, dit-il, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire, comme le mythique Héraclès – dont les anciens disaient qu’il souffrait de la “maladie sacrée”, nom donné au mal des épileptiques. » Je partage les maux d’Héraclès. Une sombre toxine circule dans mes artères et, parfois, le haut mal me terrasse. Mais je n’ai pas sa carrure. Mon seul héroïsme consiste à assommer mes démons intérieurs avec la massue de la chimie. C’est entre deux crises, pendant une éclaircie euphorique, que je tente d’écrire. […] Grâce à Montaigne, j’ai perdu tout complexe d’humilité à l’égard des grands auteurs dont, étudiant, je me gardais de relever et de commenter les obscurités, sinon les absurdités. Puisque, disait-il, les maîtres ne font que s’« entregloser », pourquoi s’interdire de reprendre les pages de l’un d’entre eux, ancien ou contemporain, et de griffonner remarques ou objections qui, même éparses et décousues, pourraient devenir à leur tour les éléments d’un essai personnel ? Montaigne confessait aussi que, quand il se hasardait à une méditation, il ne se sentait pas tenu de traiter à fond son sujet ni de n’en pas changer si cela lui plaisait. C’est devenu ma méthode. Du dialogue avec un philosophe, je passe à une conversation avec moi-même. Mon propos me barbe ? Je brise là. Il me tient à cœur ? Je le lâcherai plus tard, dès qu’il me rasera. Montaigne disait : « Je ne suis pas philosophe », ou, à la rigueur, « imprémédité et fortuit ». Sur mes cartes de visite, j’ai fait graver : « Philosophe sans qualités ».
Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.
On dit d’une grande douleur qu’elle est muette. L’avantage, au contraire d’une grande joie, c’est que le voisinage n’en est pas dérangé.
Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.