Plus j’observe Schopenhauer dans son comportement avec ses admirateurs, plus je pense au mot de cet orateur athénien qui, entendant la foule applaudir son discours, se retourna vers ses amis qui l’entouraient et demanda : « Aurais-je dit par hasard une sottise ? »
Roland Jaccard, « Tu n'as aucune chance, mais saisis-la ! », Le cimetière de la morale, P.U.F..
Même si bien peu l’admettent, et si personne ne s’en satisfait, chacun pressent que le nihilisme est notre horizon indépassable. Les grandes fictions religieuses, métaphysiques ou politiques ne suscitent plus que railleries ou dédain. Parfois la jeunesse s’en empare, dans l’impatience d’être grisée par les concepts ou les slogans qui hypnotisèrent leurs aînés. Les vieux s’en accommodent d’autant plus volontiers qu’ils ne disposent pas de rhétorique de rechange. Mais, à l’exception des quelques épileptiques de service, nous nous accordons à penser, avec Ludwig Wittgenstein, qu’au moment où notre bêche heurte le roc de l’injustifiable, il est inutile de chercher à creuser davantage.
Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 4-5.
Anton Kuh mourra à New York le 18 janvier 1941 d’un infarctus. Quand on lui demandait pourquoi il logeait à l’hôtel, il répondait : « Par peur de la mort. » Il n’y a que dans un hôtel que la vie ne soit pas un mensonge.
Roland Jaccard, « L'esprit viennois », Cioran et compagnie, P.U.F..
Je collectionne leurs photos. L’une pose volontiers nue, l’autre en écolière japonaise. Je pourrais vivre en sybarite, mais je m’éreinte à écrire des livres et à travailler pour des éditeurs. Cela ne me dissuade pas de prôner le détachement et de prêcher l’abstinence. La conduite de ma vie est à l’opposé de ma philosophie. Mais le pape n’est-il pas celui qui croit le moins en Dieu ? Et l’athée militant n’est-il pas l’homme pieux par excellence ? Par une bizarre configuration des choses, nous ne pouvons exprimer que des idéaux qui nous sont étrangers.
Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, pp. 18-19.
De tous les événements inattendus, le plus inattendu est la vieillesse. La difficulté consiste à ne pas se laisser surprendre par elle et de parvenir à l’étonner.
Roland Jaccard, « Un virtuose du ratage », Le cimetière de la morale, P.U.F..
À l’université, Fritz Zorn souffre d’un état dépressif constant ; pourtant, il ne peut pas s’avouer qu’au fond de lui quelque chose est pourri. Il ne se reconnaît pas le droit d’être triste. N’a-t-il pas toujours été comblé par les dieux ? Fortune, intelligence, santé physique, beauté, rien ne lui a été refusé. Alors, il donne le change ; il amuse ses camarades en montant des spectacles de marionnettes. Souvent, il attend interminablement dans le hall de l’université quelqu’un avec qui prendre un café. Mais personne ne vient. Dans sa chambre, il reste parfois assis pendant des heures et, sans relâche, il écrit en tous sens les mots tristeza et soledad sur du papier quadrillé. Pourtant, jamais il ne se plaint. « J’allais toujours bien, écrit-il. J’allais même si continuellement bien que beaucoup de gens m’avouaient avec étonnement qu’ils se demandaient comment je pouvais aller si invariablement bien. »
Roland Jaccard, « Le cancer de l'âme », Le cimetière de la morale, P.U.F..
Si le père ne jurait que par Victor Hugo, le fils, lui, s’inspirait plutôt de Baudelaire, de Huysmans et de Maeterlinck. Japonais, il aurait composé des haïku, ces courts poèmes en trois vers, car il soutenait volontiers que ce qui ne peut pas tenir sur une carte postale ne mérite pas d’être écrit. Par la concision de son langage, par son laconisme subtil, Peter Altenberg inventait un nouveau style : le style télégraphique de l’âme. « Je voudrais, me confia-t-il un jour, peindre un homme en une phrase, un événement psychologique en une page, un paysage en un mot. Les Japonais peignent une branche en fleur et tout le printemps est là. Chez nous, on peint tout le printemps et on voit à peine une branche en fleur. »
Roland Jaccard, « Le génie de la futilité », Le cimetière de la morale, P.U.F..
Gilbert Sigaux note à propos de Casanova (dont j’ai emporté avec moi les Mémoires pour prolonger le plaisir que m’a donné le livre de Gabriel) qu’il « se défait dans la solitude, mais ne supporte pas les liens ». Formule admirable qui ne s’applique pas qu’à Casanova. Je me demande parfois si je vieillirai seul.
Roland Jaccard, « Ce lundi 20 juillet 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Et puis, de toute manière, il faut mettre en pratique l’art de rompre : avec les autres, avec soi-même, avec la vie. Toutes nos ambitions, tous nos désirs, toutes nos émotions ne sont que des leurres grâce auxquels la comédie tire en longueur sans aboutir à une solution.
Roland Jaccard, Topologie du pessimisme, Zulma, p. 31.
Je poursuis ma lecture des épreuves de Ivre du vin perdu au François Coppée tout en savourant un espresso. Moment délicieux. Moment que j’aimerais retenir. Parfois, il me semble incroyable de penser qu’un jour je ne serai plus là. Le temps nous est compté ; nous sommes des sursitaires ; et pourtant nous nous abîmons dans la routine comme si nous avions l’éternité devant nous.
Roland Jaccard, « Ce dimanche 12 juillet 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
À Linz, la seule discipline où Adolf excelle est l’histoire ; elle est enseignée par un professeur pangermaniste, le Dr Léopold Pötsch, auquel il rendra un hommage ému dans son précis pour des temps barbares plébiscité sous le titre Mein Kampf. Ludwig, lui, obtient de très bons résultats en éducation religieuse : d’une certaine manière, la figure du Christ l’accompagnera jusqu’à sa mort. Un Christ qui, cloué sur sa croix, doute de Dieu, doute de l’humanité, doute de lui-même et en arrive dans son désespoir à la conclusion que dans cette farce absurde que nous sommes amenés à jouer, peu importe que nous ayons été bons ou mauvais, vils ou nobles, bourreaux ou victimes, sauvés ou damnés… Peut-être est-ce cela que voulait signifier Wittgenstein quand il répétait : « On ne peut raisonnablement ressentir de la rage, même contre Hitler, encore moins contre Dieu. » Selon la formule consacrée, on tue un homme, on est un assassin ; on en tue des millions, on est un conquérant ; on les tue tous, on est un dieu. Le principal défaut de Hitler, ce nécrophile méticuleux, fut de ne pas travailler comme le Grand Dépeceur dans l’anonymat le plus absolu : sans mystère, pas de séduction.
Roland Jaccard, « Le fantôme de Weininger », L’enquête de Wittgenstein, P.U.F., pp. 15-16.
J’ai parfois l’impression d’appartenir à une autre espèce. Il m’arrive de me réjouir à la perspective de ma mort : je retrouverai ainsi mon véritable pays. En fait, j’assiste aux spectacles (dans l’ensemble des plus médiocres) que me proposent mes contemporains comme si j’étais déjà mort.
Roland Jaccard, « Ce mardi 12 mai 1981 », L'âme est un vaste pays, Grasset.
Même le diariste le plus présomptueux en vient à douter de l’intérêt que représentent ces pages envahies par le désarroi des sentiments, par l’absurdité quotidienne, par l’effort, presque toujours vain, de retenir une existence qui va à vau-l’eau. Lorsque le jeune Boswell demande à l’illustre Samuel Johnson s’il valait vraiment la peine de noter dans ses carnets de si « petites » choses, ce dernier lui répondit avec superbe : « Dès lors qu’il est question de l’homme, rien n’est jamais trop petit. » Ce pourrait être le premier commandement du diariste, le second étant : « Nulla dies sine linea », une façon comme une autre de dresser une barrière entre le néant et soi, en s’enfermant dans un cercle qui rétrécit d’année en année, jusqu’à la réclusion totale.
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 116-117.
Mais, plus radical encore que Freud, Wittgenstein saisit immédiatement par où pèche la psychanalyse : elle flatte trop le narcissisme. Les explications qu’elle propose sont d’autant plus attrayantes qu’elles sont à première vue plus choquantes. « C’est peut-être, confie-t-il à l’un de ses amis, le fait que l’explication est extrêmement repoussante qui vous pousse à l’accepter. » Et, plus que quiconque, il est sensible au jeu incessant de la mélancolie et du besoin de consolation, à l’exigence de l’idéal et au besoin d’être trompé, à la dialectique subtile entre la croyance et la désillusion…
Sur le charme des profondeurs, Wittgenstein a cette formule ironique : « Les gens y trouvent un dédale dans lequel s’égarer. » Dans ce type d’explications, le mystère tient lieu de réponse. Plus proche de Kraus que de Freud, il estime que toute la fécondité de la psychanalyse peut être éprouvée à condition de convenir que Freud n’a rien inventé ; la psychanalyse ne relève pas de la science, mais de l’esthétique : Freud ne nous apprend rien, mais nous fait voir ce dont on ne s’était pas avisé jusque-là. Selon Wittgenstein, la bonne explication psychanalytique n’est rien de plus (ni de moins) qu’un tableau réussi. La réaction au tableau est en ce sens constituante de son effet esthétique, puisqu’il résout la perplexité du destinataire.
Roland Jaccard, « Le dicible et l’indicible », L’enquête de Wittgenstein, P.U.F., pp. 52-53.
Se désolidariser de son passé est encore la meilleure recette pour ne pas vieillir. Tout reniement rajeunit.
Roland Jaccard, « L'escroc du gouffre », Au café Schopenhauer.