Les fraises de Chardin, les tournesols de Van Gogh, mais aussi bien les personnages dans la tempête de Turner, toutes les choses, toute la faune, la flore, l’humanité qui figurent au cœur des univers picturaux, je ne puis les admirer que parce qu’ils ont été soustraits à la durée qui corrompt les apparences. En les contemplant, tout se passe comme si je franchissais le seuil du temps et de sa chronologie ordinaire et pénétrais dans une sorte de présent où rien ne passe et où, pourtant, s’y passent d’autres actions, s’y déroulent d’autres destinées, se manifestent d’autres formes de vie. En cela, par exemple, rien n’est plus trompeur que l’appellation de « natures mortes » pour désigner ces peintures de fleurs ou de fruits disposés dans des vases, ces chandeliers et ces coupes d’étain posés sur des guéridons, ces bouteilles, ces verres et autres éléments de vaisselle abandonnés ou placés avec ordre sur une table. La vocation de l’art n’est pas de conserver intact l’aspect de ces végétaux et de ces fruits ainsi que l’éclat des matières de ces objets artisanaux comme s’il s’agissait d’une sorte de technique de conservation visuelle, mais de montrer ces choses de nature différente vivantes. Car, si je leur prête une attention soutenue, je me rends compte que, malgré leur immobilité, elles ont bien une âme dont la vitalité se déploie dans un rayonnement statique. Voilà pourquoi le terme anglais still life s’avère mieux approprié pour évoquer la vie silencieuse qui règne dans ces toiles et qui en émane – une vie, encore une fois, exempte d’un devenir dégradant et qui, par là, s’exhibe en un insistant maintenant.