court-circuiter

Un peu schématiquement sans doute, mettons que c’est pour la clarté de ma démonstration, je distinguerai une littérature qui développe ou qui délaye et une autre qui concentre, qui condense. On associe volontiers la santé ou la vitalité à la première qui produit des œuvres longues, puissantes, ambitieuses ; l’autre sera vite jugée décadente ou précieuse. Pour ma part, j’ai de la défiance envers la quantité, l’épaisseur asphyxie. Cette générosité est trop souvent désinvolture, complaisance et pagaille. Sous prétexte d’en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans entiers de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. Attention au bourgeonnement, dit Michaux, écrire plutôt pour court-circuiter. La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui.

Aussi étonnant que cela paraisse, la fantaisie, la folie, une forme de baroque s’épanouissent mieux dans les miniatures. La vie même n’est pas la somme de nos faits et gestes (ces os brandis), de nos grands emportements spectaculaires, elle est d’abord constituée d’atomes, de cellules, de molécules. Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue.

Je voudrais aussi que l’on cesse de confondre le raffinement de la forme et le maniérisme qui, lui, en effet, est toujours ridicule. Mais certains s’imaginent encore qu’un bloc de pages mal dégrossi arraché au réel par une brute vaudra toujours mieux que la minutieuse intervention du lettré, comme si ce dernier ne connaissait jamais du monde que les boiseries de son cabinet. Comme s’il existait encore des cabinets en boiseries ! Comme si la subtilité était un vice de l’intelligence ! J’aime citer cette remarque de Gombrowicz qui à mon sens règle la question : Tout ce qui est pur en fait de style est élaboré. Sachant que cette sophistication qui est un autre nom du style peut être dans le tour d’esprit de l’écrivain et sa phrase, par conséquent, sortir toute faite de sa fabrique prodigieuse, immédiatement juste.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 137.

Cécile Carret, 9 mars 2014

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