Tant qu’il occupe un espace en surface, un corps peut être considéré comme vivant. Avant cela il n’y a pas de terme pour le définir, ou alors les brouillards du Rhône, proposition poétique mais non heuristique.
Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 36.
Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.
Recensement ininterrompu
reprenons
le toit l’arbre
le ciel le toit
l’arbre le ciel
tous mes possibles
rentrez vite
la vie vous mangerait
j’attends la neige
qui prouve le miracle
mais l’été est bref
comme un coït
et l’hiver ne chatoie
que dans un très vieux
livre imprimé
chez Mame
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.
Cependant marcher dans la rue me fait du bien, je suis moins triste. Peut-être même que je chantonne (très curieux glissements d’humeur, semblables à ceux des nuages ; comme si tout ça était en partie joué — ce que c’est, bien sûr, mais alors il n’y a rien qui ne le soit).
Renaud Camus, « jeudi 29 avril 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 202.
Cathy, que l’adversité stimule, entre dans le roncier avec une vigueur issue (j’imagine) de la Sibérie orientale, de sa lointaine ascendance bouriate ou mandchoue. J’admire, discrètement, l’assortiment unique d’énergie et de grâce, de fraîcheur et de feu, de pudeur, de modestie, de bonté, de force d’âme qu’il a plu aux puissances occultes de composer avec le soin infini dont elles étaient capables avant de le placer sur ma route désastreuse, il y a exactement trente ans. Je n’avais absolument rien à offrir en échange, hormis ceci : je voyais. J’avais quatorze ans et j’ai vu, tout, d’emblée, sans que rien m’échappe, avec le ferme dessein d’en tenir le plus grand compte.
Pierre Bergounioux, « mardi 20 juillet 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 316.
Et la résolution de me taire durant le reste du trajet ; seul comme un petit chat dans une lessiveuse au couvercle fermé. Mais elle me délivra elle-même, lorsque son regard tomba par hasard sur la fenêtre : « Un vrai palais de fées ! ». À cette heure, cinq heures et demie du matin, la fabrique était déjà entièrement illuminée, sa façade scrutait la nuit d’hiver avec une centaine d’yeux, et je me demandais – me demandais : fallait être prudent ! – ce qui pouvait bien se passer dans une tête qui à la vue d’une fabrique de textiles laisse échapper l’expression “Palais de fées”.
Arno Schmidt, « Nuit roulante », Histoires, Tristram, p. 147.
Excluant, autant que possible, les relations avec les autres, limitant strictement les échanges, me retranchant de la parole, du mouvement et du geste, j’ignorais la précipitation, l’accélération et même simplement l’intensité. Les conflits d’ambitions, le goût de s’affirmer, de dominer et de posséder, toute cette cristallisation de l’énergie autour du pouvoir personnel — c’était là un champ d’expérience qui m’était parfaitement étranger. Je n’entrais pas dans la compétition ni dans les rapports de forces qu’elle met en jeu… Mais encore une fois, à la différence de tant de saints ermites dont les biographies m’enchantaient, je n’avais aucun mérite à vivre cette vie. Elle n’était pas le fruit d’une conquête — mais plutôt l’expression d’un mûrissement — une simple pesanteur d’être, une habitude plutôt qu’une vertu.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 17.
Plus que des colères. Plus que des rancœurs. Plus que des haines. Plus que des amertumes. Le silence froid de l’indifférence l’accable, l’accompagne.
Le vaste ciel par-dessus venu des campagnes. Plein d’exubérance. À tort et à travers. Juvénile et neuf. Éclatant de fraîcheur. Car c’est la saison. Le calendrier tourne la page de l’hiver. Il fait ses affaires de calendrier.
Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 180.
Pour pouvoir parler aux jeunes filles, j’ai besoin d’avoir des personnes plus âgées autour de moi. Le léger trouble qu’elles répandent donne de la vie à ma conversation, il me semble aussitôt que les exigences qu’on me pose sont diminuées ; si les paroles que je laisse échapper sans examen ne conviennent pas à la jeune fille, elles peuvent toujours être placées à l’intention de la personne plus âgée, auprès de laquelle je puis encore, quand cela devient nécessaire, aller chercher de l’aide en grande quantité.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.
Et, que cela ne mène qu’aux terres inhumaines,
qu’aux ports désaccordés comme de vieux pianos
et qu’il faille carder, sur des métiers nouveaux
la trame usée du même…
Qu’il ferait bon téter ton lait sauvage, ô vie,
que des clous seraient bons pour raviver le sang
qu’une tempête serait bienvenue, violente,
une tempête, une émeute.
J’ai soif de toi, échevelée,
pendant que mon œil fuit
le blanc vol de mouettes
douces comme un sanglot irréel de la chair.
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 28.
On croit que la belle page de l’écrivain est le reflet d’une riche existence, alors qu’elle est cette existence accomplie.
Éric Chevillard, « mardi 4 février 2014 », L’autofictif. 🔗
Ah là là, il devient impossible de prendre le métro aux heures de pointe sans s’exposer aux mains courantes des jeunes femmes !
Éric Chevillard, « lundi 5 août 2019 », L’autofictif. 🔗