Aux pires moments, en septembre, il me semble que j’avais songé à aider le destin. Le maniement de la cognée facilitait l’examen de certaines pensées. Elles n’avaient pas un contour trop net. L’effort, la sourde commotion qui se communique au fer et à tout le corps empêche qu’on voit trop précisément ce qu’on imagine, la forêt confuse du plateau, les routes désertes, les rencontres mauvaises.
Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, Gallimard, p. 88.
Et puis quelle action choisir ? Rien ne convient. Il se lève, il se rassoit, il étend le bras, il retire le bras, il se lève, il revient, il marche à grande vitesse de long en large sans s’arrêter (il le peut, quarante-huit heures durant), ou il saute, fait des culbutes, attire à lui la table, repousse la table, attire la table, renverse la table. Ce n’est pas que ça le satisfasse.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 135.
My Hand delights to trace unusual Things,
And deviates from the known, and common way ;
Nor will in fading Silks compose
Faintly th’ inimitable Rose.
[Ma main s’enchante à suivre des choses singulières,
À s’écarter des voies connues et coutumières,
Et ne veut, en des soieries fanées, former,
Imprécise, l’inimitable rose.]
Anne Finch, comtesse de Winchilsea, « The spleen », Miscellany poems, on several occasions, John Barber, p. 92.
Je ne souhaite la mort de personne, mais pour Z., il serait temps de disparaître, en beauté ; comme j’ai dit à S., « elle n’a pas su blanchir » (comme tant de blondes). Elle en est au toupet roux et aux fausses dents. Elle se minéralise, de plus en plus cassable.
Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 10.
Il y a un air, ce matin ; je me suis réveillé seul, seul comme à ma naissance, seul, dans l’absolu, c’est-à-dire n’étant plus aimé, attendu, porté par un autre être.
Paul Morand, « 27 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 742.
35. Sujets de poésies
La capitale. La puéraire. La bardane d’eau. Le poulain. La grêle. Le bambou nain. La violette à feuilles rondes. Le lycopode. L’avoine d’eau. La sarcelle. Le canard mandarin. Les massettes poussées çà et là, en automne. Le gazon. La liane verte. Le poirier. Le jujubier. Le « visage du matin ».
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 92.
On ne possède jamais que le chat du voisin.
Éric Chevillard, « mardi 9 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗
En fin de soirée, Julie, au milieu du grand salon, sans que personne ne s’en rende compte, est entrée dans une sorte de résonance étrange avec la position matérielle des invités : un savoir intime et singulier de la place qu’occupait chacun dans un groupe de deux ou trois au plus, de la place de ce groupe par rapport à un autre, et enfin des groupes par rapport au volume de la pièce où ils se trouvaient, lui commandait de se placer là, puis là pour soulager le vide restant. Et elle s’est mise, sans prendre appui sur le regard de quiconque pour s’en approcher ou s’en éloigner, sans faire semblant de discuter, à boucher les trous. Elle se disait là-bas, ce n’est pas équilibré, ils sont deux, je vais me mettre là pour compenser la masse des quatre de la porte, hop ! et le vide n’était plus vide. Elle s’est déplacée souplement vers la droite du tapis qui faisait face à un sofa, puis a gagné l’aire définie par le lustre, est revenue vers les fenêtres, s’est portée ensuite vers la cheminée, chaque fois pour combler les carences, incalculables mentalement, et réorganiser le ballet toujours mouvant des placements de chacun sur le sol, dont elle jaugeait, avec une acuité presque joyeuse, le déficit. Elle se sentait le pivot harmonieux et discret, le chaînon souple et équilibrant de la respiration des invités dans la pièce. À la fois peintre du tableau et personnage de l’œuvre en cours. C’est tout ce qu’elle voulait en fin de soirée, boucher les trous, écouter, sans plus participer, sans nuire à Edgar. Un dédommagement.
Il est venu la tirer de son charme chorégraphique vers vingt-trois heures trente pour rentrer.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 130.
Écrire sert à faire sentir la consistance de vide des actions humaines. Voilà à quoi sert la littérature.
Philippe Muray, « 8 août 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 557.
Comme si le précieux secret enfoui dans l’obscur pouvait être autre chose qu’une lampe éteinte.
Éric Chevillard, « mardi 28 mars 2023 », L’autofictif. 🔗