Je trouve qu’un travail, ça doit rester purement alimentaire, sinon c’est l’invasion. Le type qui prend son travail à cœur, qui adore ce qu’il fait pour gagner sa vie, il est foutu, il n’a plus envie de rien faire d’autre que de gagner sa vie. Il ne peut plus aller dans les bars, lire des tas de livres, parler et baiser avec sa fiancée, jouer aux courses. Il s’intéresse à son travail. Il est foutu.
Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, pp. 10-11.
Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, Rivages.
Comble de la civilisation : mentir sans mentir.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 50.
Dieu du Ciel ! quelle chose singulière que notre chair désire ainsi la chair, simplement parce que ce n’est pas la nôtre, et qu’elle appartient à une âme étrangère ! Comme c’est étrange, et lorsqu’on y regarde de plus près, comme c’est au fond peu de chose, en sa timide dilection ! On pourrait dire : si elle ne veut rien de plus, qu’on le lui accorde au nom de Dieu ! Qu’est-ce que je demande donc, Castorp ? Est-ce que je veux l’assassiner ? Est-ce que je veux verser son sang ? Je ne veux que la caresser ! Castorp, mon cher Castorp, excusez-moi de gémir ainsi, mais ne pourrait-elle pas se donner à moi ?
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 705.
J’ai hésité entre reprendre la plume et maçonner et, lâchement, choisi les obtuses fatigues du terrassement.
Pierre Bergounioux, « dimanche 19 mai 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 44.
La belle formule « Je ne dois pas » qui, dans son caractère absolu, semble le signe le plus certain d’une transcendance de l’impératif moral, ne serait-elle pas plutôt une ellipse efficace qui sous-entend toute la considération d’un calcul compliqué ?
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 134.
La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets d’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
Or la puissance du désir est telle, et les ressources de l’imagination qui la soutiennent sont si considérables que quatre ou cinq mois d’une attente ainsi nourrie étaient aussi riches, aussi pleins de sentiments variés que si celui qui m’occupait l’esprit avait effectivement partagé ma vie pendant cette période. Voilà pourquoi celui qui attend longtemps ne se décourage pas. Sans qu’il soit fou, sans qu’il confonde ses rêves avec la réalité, son obsession leur donne une consistance qui en fait des passerelles solides entre les événements réellement vécus, tandis que bien souvent ce sont ces événements qui, par leur brièveté, ou par la déception qu’ils causent, pourraient n’avoir été que rêvés.
Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, pp. 68-69.
111. Choses qui doivent être courtes
Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.
Un piédestal de lampe.
Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.
Ce que dit une jeune fille.
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.
LE DÉMON
Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.
Voici le train, les rails, les pierres du remblai.
Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.
C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :
Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.
Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.
Il la rend folle, attends…
ARDEN
Seins, ô Mélanésie !
LE DÉMON
Ils assiègent l’amour.
ARDEN
Je suis mort.
VOIX DE CRESSIDA
Baise-moi.
LA VIEILLE
O ! comme on entend bien !
LE DÉMON
C’est la fleur carnivore.
Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.
Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.
À Linz, la seule discipline où Adolf excelle est l’histoire ; elle est enseignée par un professeur pangermaniste, le Dr Léopold Pötsch, auquel il rendra un hommage ému dans son précis pour des temps barbares plébiscité sous le titre Mein Kampf. Ludwig, lui, obtient de très bons résultats en éducation religieuse : d’une certaine manière, la figure du Christ l’accompagnera jusqu’à sa mort. Un Christ qui, cloué sur sa croix, doute de Dieu, doute de l’humanité, doute de lui-même et en arrive dans son désespoir à la conclusion que dans cette farce absurde que nous sommes amenés à jouer, peu importe que nous ayons été bons ou mauvais, vils ou nobles, bourreaux ou victimes, sauvés ou damnés… Peut-être est-ce cela que voulait signifier Wittgenstein quand il répétait : « On ne peut raisonnablement ressentir de la rage, même contre Hitler, encore moins contre Dieu. » Selon la formule consacrée, on tue un homme, on est un assassin ; on en tue des millions, on est un conquérant ; on les tue tous, on est un dieu. Le principal défaut de Hitler, ce nécrophile méticuleux, fut de ne pas travailler comme le Grand Dépeceur dans l’anonymat le plus absolu : sans mystère, pas de séduction.
Roland Jaccard, « Le fantôme de Weininger », L’enquête de Wittgenstein, P.U.F., pp. 15-16.