virtuose

Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.

David Farreny, 24 mars 2002
visages

Tant de visages ressemblent à tant d’autres visages. Visages de régiment, de foule, visages pour l’énumération et l’hécatombe. Visages qui n’ont pas rencontré le poing. Visages qui ne savent exprimer que des sentiments communs. Visages qui ne connaissent que la moue et l’écarquillement. Visages qui diront ho ! puis qui diront ah ! et jamais autre chose. Visages sans vestiges. Visages qui n’ont jamais rencontré le poing.

Éric Chevillard, « Une rencontre », Scalps, Fata Morgana, p. 72.

David Farreny, 14 déc. 2004
manques

— La beauté ? C’est ce qui me fait défaut, lui dis-je.

— C’est plutôt ce à quoi tu manques.

Richard Millet, L’amour mendiant, La Table ronde, p. 87.

David Farreny, 5 déc. 2007
exagération

Le seul témoin qui me resta de cette époque fut une photographie de mes parents, représentés tous deux en costumes surannés, la main dans la main, avec, aux yeux, un regard naïf de bonheur rengorgé ; elle avait été faite, en signe d’orgueil, peu de jours après ma venue, et le cliché en était détruit. Je l’avais moi-même décrochée du mur paternel, déjà jaunie, et je lui vouais un respect et des soins tout particuliers.

Qu’est-elle devenue ?

Je l’aimais sans doute avec exagération, car je l’ai si bien cachée un jour, que jamais plus je ne l’ai retrouvée.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 17.

David Farreny, 13 juil. 2010
infiltrer

Il se blottissait contre elle le soir sur la natte. Ils regardaient la lune par la fenêtre. Elle restait froide, le dos tourné. Lui éprouvait un sentiment cotonneux, d’une mollesse épouvantable. Alors ils ne prononçaient plus un mot, et c’était comme si quelque chose de la mort, quelque chose du moins relevant de notre misère à tous, était venu rôder là sur leur natte et s’infiltrer dans l’interstice suave, trop suave, de leurs corps enlacés.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 37.

Cécile Carret, 9 mars 2012
oublier

Il y a pire que la chute. C’est la mauvaise pente. Ces traînées de mots qui traversent notre steppe intérieure, excluant tout autre langage, extinction totale des feux. Il va falloir les oublier, mais c’est impossible. Ineffaçable. On ne pourra plus jamais éviter cette ornière, il faudra passer par là.

Georges Perros, « Chutes de lecture », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 152-153.

David Farreny, 27 mars 2012
intéressant

À la devanture du magasin de fournitures médicales aussi, tout étincelait. Les pinces argentées scintillaient, les gants en caoutchouc reluisaient, les tables d’opération pliantes miroitaient, et l’écorché exhibait aux regards son crâne ouvert, ses yeux de verre bleu et rouge, son cœur plein de sang, tout l’intérieur de son corps éventré, les circonvolutions des boyaux, le foie brun, la bile verte. Jamais encore ils n’avaient osé regarder. Mais à présent ils regardaient. C’était affreux, pourtant c’était intéressant.

Et quant aux autres étalages, ô combien chacun d’eux séduisait, combien tous étaient autant de messages, autant de promesses. Faites votre choix, je vous en prie, la vie elle-même offre ses biens, à vous d’acheter. Fini les vieilleries, les choses usagées, voici le neuf, les marchandises nouvelles, les porte-monnaie en soie, les mouchoirs, voici, disposées avec le meilleur goût, les piles de velours, de tissus pour robes, voici les parfums, aux flacons entourés de soieries, les cannes, les pipes, les fume-cigarettes à bout doré, les savoureux cigares.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 70.

Cécile Carret, 4 août 2012
console

Avec E. au restaurant Belvédère, près du pont de Stralau. Elle espère encore, ou feint d’espérer une issue heureuse. Bu du vin. Elle a les larmes aux yeux. Des bateaux partent pour Grünau et Schwertau. Beaucoup de monde. Musique. E. me console, bien que je ne sois pas triste, ou plutôt je suis simplement triste d’être ce que je suis et en cela je suis inconsolable.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 353.

David Farreny, 28 oct. 2012
intercession

Je continuai d’avancer — avec à ma droite le complexe ferroviaire et à ma gauche l’aqueduc, dont les arches ici ne s’arrondissent plus que sur leur comblement, l’édifice devenant un simple mur où se dessine maigrement sa découpe d’origine — vers cet homme qui ne bougeait pas et qui paraissait, la tête un peu penchée vers l’avant, plongé dans une réflexion. Je dus parvenir à sa hauteur pour constater que, de la main droite, il tenait la poignée d’un mécanisme d’enroulement d’où s’étirait une courte longueur de laisse, au bout de laquelle un frêle représentant de l’espèce canine, la patte levée, urinait contre la clôture. Scène banale, en vérité, et qui s’accordait bien avec un environnement où l’aqueduc, redevenu mur et perdant de sa hauteur, tendait à revêtir une dimension humaine.

Pourtant, comme je le découvrais, je marquai le pas, frappé par l’attitude pensive de l’homme. Il me ressouvenait, en effet, et de manière frontale, sans que je pusse refouler en rien une telle vision, d’avoir surpris mainte fois semblable attitude chez tel usager de toilettes publiques, dont presque toujours, comme on sait, à la faveur de la miction, l’esprit se libère et vagabonde. L’homme, ici, qui n’entretenait avec le soulagement de l’animal qu’un lien de pure forme, en l’espèce de la laisse, semblait donc, néanmoins, en bénéficier intellectuellement, comme s’il se fût agi du sien ; et, partant de ce rapprochement, j’en vins à me représenter la scène d’une tout autre manière, aussi crue qu’obsédante, au point que je ne pouvais plus désormais l’imaginer autrement : dans cette vision nouvelle, qui complétait définitivement l’ancienne, la laisse, faisant figure de tuyau, permettait à l’homme, par une magique intercession de sa main refermée sur l’enrouleur, de se soulager sans qu’il en parût rien, là-bas, sous la patte levée de la bête, le long de ce conduit où de façon à peine masquée son animalité se transférait vers quelque représentant plus propre, par sa quadrupédie, à l’incarner. Il y avait là, dans la trivialité d’une telle évocation, dans le trajet maintenant trop visible de cet écoulement, quelque chose aussi de la prothèse et de l’hôpital, et, jetant à l’homme un seul bref regard de côté, j’allai mon chemin, en proie à une sensation mêlée de dégoût et de spoliation, comme blessé d’avoir été si aisément trompé par cette pauvre mise en scène, et persuadé de toute façon que, bien qu’elle fût le fruit de ma seule imagination, l’homme qui s’y était distingué en était pour partie responsable et devait en tout état de cause rendre compte de sa supercherie et de son inconvenance.

Christian Oster, Le pont d’Arcueil, Minuit, pp. 102-103.

David Farreny, 14 mars 2013
compter

Notre intelligence, certes, élucide les énigmes, éclaire les zones d’ombre, démêle les imbroglios les plus complexes, mais tout aussi sûrement on peut compter sur elle pour embrouiller les situations simples et trouver des nœuds dans l’eau.

Éric Chevillard, « mercredi 12 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
aboli

Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?

Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.

David Farreny, 9 déc. 2014

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