vilains

L’évêque se lève à l’heure de matines. Il passe par les communs, et il voit dans le réfectoire sous le grand crucifix les plats de lentilles prêts pour le repas de midi. Il fait venir son bayle dans la salle d’audience. Il y a devant lui sur la table épiscopale le très vieux manuscrit dont le parchemin se casse en maints endroits. Vita sancta Enimia. La lueur d’une chandelle tombe dessus. Bertran le reconnaît tout de suite, il l’a lu. Tous deux considèrent cette vieillerie avec un peu d’émoi. La main de l’évêque la caresse, la déploie. Il dit : « Tu vas réécrire tout cela dans la langue qu’on parle entre Nabrigas et Saint-Pierre-des-Tripiés. Il faut que les barons l’entendent. Il faut que les jongleurs l’entendent et le disent aux vilains dans les foires. Il faut que les vilains même en entendent quelque lueur, rient ou versent des larmes en l’entendant. »

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, pp. 66-67.

David Farreny, 5 juin 2002
sent

Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.

Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.

David Farreny, 1er août 2002
chamoisée

Penchée sur la baignoire basse elle ouvrit les robinets jumeaux, puis se pencha un peu plus encore pour loger dans son embouchure le bouchon à chaîne de bronze — qui s’enfonça de lui-même tandis que Van immobilisait l’adorable lyre d’Ada et un instant plus tard touchait à la racine de la douceur chamoisée, était happé, englouti entre les lèvres à la doublure cramoisie, familières, incomparables. Ada saisit à deux mains les robinets secourables, augmentant sans le vouloir le volume sympathique du bruit de la cataracte et Van laissa échapper une longue plainte de délivrance…

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 469.

David Farreny, 4 nov. 2002
marais

On peut étouffer le désir, plus ou moins ; mais la vie n’est plus alors qu’un champ morne, une lassitude plate, un marais que la fatigue investit tout entier.

Renaud Camus, « lundi 27 avril 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 155.

Élisabeth Mazeron, 16 avr. 2005
jeu

Nous nous sommes regardés un certain nombre de fois, par petits coups, ce que j’appelais alors des regards en point d’interrogation. Je jouais volontiers à ce jeu-là. Cela marche ou cela ne marche pas.

Cela a marché. Après quelques minutes, elle n’a pu s’empêcher de rire.

— Vous êtes drôle. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je ne sais pas encore.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
sort

La forme, c’est toujours une insoumission au sort (qui n’est même pas de mourir, mais de crever). Les plus grands souverains s’y sont pliés comme les plus petits, et peut-être ferions-nous bien, rois de nous-mêmes, de les imiter dans notre administration de notre propre existence. En ce qui me concerne, je m’y emploie assez activement, et ne m’approche qu’au prix d’un méticuleux décorum (d’autant que je me sais pas commode). Éternellement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. »

Renaud Camus, « mardi 29 août 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 349.

David Farreny, 4 août 2009
baroques

Louise ne sourit pas. Elle se lasse. Le va-et-vient, les couleurs agitées, les éclairages multicolores à toutes hauteurs, les allumages en transe, les néons qui s’éteignent, se répondent, clignent, clignotent, se réverbèrent, miroitent, se reflètent sur la chaussée qui les reçoit, les renvoie. Lumières en courses folles. Inintelligibles signaux sans ordres déclenchés. Fusées baroques d’une guerre inconnue. De bas en haut. De haut en bas. Mécanique régulière, verticale, mouvement, pluie perpendiculaire. Sur la foule hâtive en tous sens horizontale et déformée.

— Vertigineux, murmure Louise, allons donc nous asseoir, je n’en peux plus. Regarde donc ces mouvements perpétuels entrecroisés.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 45.

Cécile Carret, 18 mars 2010
molle

La réalité n’invente rien, c’est moi qui invente tout, c’est moi qui dois tout inventer, elle ne sait rien faire, c’est moi qui dois tout lui faire, elle est molle, je fais tout, je dois la prendre en charge, ce qu’elle sait faire, mais elle ne fait rien, ne sait rien faire, elle se laisse aller, je suis obligé de la remonter, de la reprendre, de la charger, de la remettre sur pied, d’inventer, de découvrir ses lois, de créer ses lois de toutes pièces, elle n’est pas capable de signer la moindre de ses lois, de créer par elle-même le plus petit aspect, le plus petit relief, le moindre son, je suis obligé de toute l’articuler, elle est complètement inarticulée, molle, invertébrée, glissante, stupide, elle n’a pas d’invention, je suis obligé de faire le lien, elle ne lie pas, elle reste hébétée, et molle, et stupide, elle marque, elle ne sait pas marquer, je suis obligé de tout marquer, elle ne produit rien, elle glisse, elle ne va pas dire, elle ne sait rien dire, je vais tout dire, je vais répéter, je vais former, je vais construire, je vais dire, je vais moduler, je vais la faire pencher, elle ne penche pas, elle n’invente pas, elle n’a pas d’invention, elle n’est pas étrangère, elle ne sait pas ce qu’est l’étrangeté, il faut tout lui dire, je vais tout lui dire, je vais toute la faire, la remonter, la charger, la répéter, la réalité ne sait pas dans quel sens aller.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 70-71.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
portiques

Et si ce n’est ce chant, je vous le demande, qui témoignera en faveur de la Mer — la Mer sans stèles ni portiques, sans Alyscamps ni Propylées ; la Mer sans dignitaires de pierre à ses terrasses circulaires, ni rang de bêtes bâtées d’ailes à l’aplomb des chaussées ?

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 264.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
plongé

Folle image que celle d’un jeune homme de vingt ans appuyé de longs après-midi, à l’étranger, au mur d’une cabane perdue dans les champs, plongé dans un dictionnaire, dans une seule page ou même dans un seul mot, levant ensuite les yeux, secouant la tête, riant, tambourinant des talons sur le sol, applaudissant (à faire déguerpir les sauterelles et s’ébrouer les papillons), sautant aussi de temps à autre sur deux pieds pour tracer en courant un cercle sous la pluie.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 151.

Cécile Carret, 11 sept. 2013
spacieux

Tout ce gravier roulait sous mes semelles trop épaisses pour me permettre de tâter le terrain, m’obligeant à chaque pas à m’accrocher aux branches trop souples des arbustes ou à une touffe d’épineux.

Je me rappelle pourtant bien avoir atteint le sommet d’où, après un moment de répit passé affalé sur le dernier replat, j’escomptais prendre des environs une vue intéressante, mais il ne me reste aucun souvenir de ce que j’y ai contemplé.

Peut-être l’effort que j’avais dû fournir m’avait-il momentanément privé de toute ressource émotive ; ou peut-être n’ai-je ressenti qu’une déconvenue elle-même d’ailleurs due à cet affaiblissement de ma capacité à réagir en présence d’un paysage répondant à mon appétit pour le spacieux.

Il ne contredit pas un goût tout aussi prononcé pour la clôture : un cercle étroit de collines boisées autour de quelques toits architecturés au creux des prés par un hasard géométricien de génie.

Bien que le temps les oblige à se manifester tour à tour, ce sont deux aspects concomitants du même unique mouvement, et qui s’engendrent l’un l’autre en un point que nous ne pouvons situer que comme un point de fuite.

Devant une irruption du spacieux, j’éprouve une envie très intense de m’y fondre et, comme je n’y parviens jamais complètement, j’exécute une espèce de danse rituelle compensatrice, un peu auvergnate, un peu sioux, qui témoigne au moins de l’allégresse que m’inspire cette rencontre avec un premier degré de l’infini.

Si je pousse en même temps parfois des cris inarticulés ou improvise une mélopée plus savante ? — j’avoue que oui, car il s’agit de célébrer l’ampleur du monde dans un langage lyrique dont les vocables n’aient ni moins ni plus de sens que les sons naturels produits par le vent et les eaux courantes.

Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 64.

David Farreny, 29 juin 2014
colmater

Nietzsche dans un brouillon de lettre à Wagner : « Ma besogne d’écrivain comporte pour moi cette conséquence désagréable de remettre en question quelque chose de mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit, quelque chose qu’il me faut ensuite colmater à grand renfort d’humanité »… C’est exactement ça que je ressens. Plus que ce que tu as dit est horrible, plus tu es encouragé à être gentil pour en effacer le sens, ou plutôt pour montrer à tout le monde que c’était seulement de la littérature.

Philippe Muray, « 6 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 525.

David Farreny, 23 août 2015

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