glu

Les familles en général, et les mères en particulier, sont très souvent, je le crois, ce qui nous rappelle à la tristesse fondamentale d’exister, à ce vieux fond de malheur dont elles sont le creuset, à ce mélange de peur, de respect, de rancune, de culpabilité qu’elles nous imposent comme une ur-Suppe définitive. Je comprends les fils indignes qui tirent un trait sur tout cela, qui bâtissent un mur, qui se rendent aveugles et sourds, qui mettent des centaines ou des milliers de kilomètres entre eux et la menace de cette glu de désolation où la famille veut les rouler, ou bien les roule sans le vouloir, par simple malédiction de structure. Je les comprends, mais je ne suis pas prêt à les imiter. Et certainement ne le serai jamais : il est trop tard.

Renaud Camus, « dimanche 2 janvier 2000 », K. 310. Journal 2000, P.O.L., pp. 12-13.

David Farreny, 11 avr. 2004
voulant

C’est qu’il boit toujours, Roulin ; mais cela ne marche plus comme avant. Cela ne donne plus ce corps violent, voulant, que la jeunesse comme hors d’elle-même suscite, cette pure gloire faite chair, Augustine est bien vieille, et même les petites écaillères, leur œil de côté, leur bras blanc, si par chance ou aveuglement elles vous prenaient pour un satrape, on poserait en vain la main sur elles : pourtant on les regarde avec les mêmes yeux qu’on avait à Lambesc, et leur corps est le même, lourd, prodigieux. Il semble que tous les amis avec qui vous buvez ont changé, ils sont devenus inattentifs, indélicats, ils ne daignent plus voir que sous la casquette des Postes une espèce de prince chante et tient des propos intelligents, d’ailleurs le prince parle peut-être moins volontiers, il y a trop de choses dans le monde que le facteur n’a pas comprises, et il sait qu’il ne les comprendra plus, que le prince donc ne les dira pas.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
bec

Il les mesurait du bec à la queue et d’une pointe de l’aile à l’autre. Quand les chiffres avaient un caractère vraiment anormal, il lâchait l’oiseau avec une brève exclamation de dégoût et il levait la tête, et nos yeux se croisaient, essayant de lancer un dialogue qui ne prenait pas.

Avec Tchinguiz Black j’avais en commun les années de camp, un intérêt inabouti pour l’ornithologie, une physionomie sinistre et aussi ces deux femmes, Sophie Gironde et Patricia Yashree, et la peur d’avoir perdu l’une d’elle à jamais, et une opinion négative sur le film Avant Schlumm ; mais nous ne savions plus parler ensemble ni garder ensemble la bouche close.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 196.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
illimitation

Il est étrange de penser que ce qui fut, durant deux siècles, la souffrance de l’ère industrielle, la vibration puissante et grave des machines, ébranlant jusqu’à le ruiner le corps des travailleurs, est devenue la réjouissance des oisifs. Le pire est peut-être la cadence invariable des coups portés, l’égalité de la hauteur de la vibration, le bruit sourd et toujours identique, sans modulation, comme un symbole de l’illimitation du mal, ce qui se répète et qui ne change pas, comme un glas infernal et infini.

Jean Clair, « Agressions », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 21 mars 2011
GPS

Je ne veux rien savoir de plus. Je me laisse guider. Ne rien savoir de la collusion organisée de toutes ces données transformées en ondes électromagnétiques qui viennent se fracasser mathématiquement dans le boîtier noir de la voiture de location pour ordonner ma route. J’ai coupé le son, je me confie à l’image, au ruban infini qui se déploie sur l’écran du GPS pour avancer dans ce pays inconnu. Pas d’obstacles, une merveilleuse illusion de continuité, représentation parfaite de la bêtise, d’autres diraient représentation acceptable de la réalité. The magic box, m’avait dit le garagiste. J’ai entendu dire que le GPS est en train de modifier en profondeur la perception que nous avons de notre positionnement et de la manière dont nous allons d’un endroit à un autre. La notion même d’itinéraire deviendrait aujourd’hui problématique, certains, par extension, allant même jusqu’à être persuadés que tout est localisable, temps et sentiments compris. Il est de plus en plus difficile, semble-t-il, d’accepter de ne pas savoir où l’on est, et par voie de conséquence il est de plus en plus difficile de savoir où l’on est. L’usage des cartes, des légendes, le maniement des échelles, le sens de l’orientation et le représentation de soi dans le paysage, tout cela tient désormais à un seul trait fluide de couleur rose ou verte qui se dévide placidement dans le silence de ses erreurs inaperçues. Sur les derniers kilomètres, je coupe tout et je reste concentrée. C’est là. Ce pourrait être là.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 121.

Cécile Carret, 16 mars 2012
riches

Ils me regardent comme si j’étais en train d’accomplir des actes riches en enseignements. Tel n’est pas le cas. Je suis en train de crever, c’est tout.

Michel Houellebecq, « Loin du bonheur », Configuration du dernier rivage, Flammarion, p. 24.

David Farreny, 17 avr. 2013
honte

Fleur de neige

fleur de bruit

fleur de braise

fleur de truite,

où sommes-nous depuis que la clarté tomba

(avec, dans notre sang, la fatigue des loups)

— à la recherche de quels commerces ?

— aux racines de quelles sources ?

le désir allumé au phosphore des nerfs…

L’aube n’est pas encore, il s’en faut

— La lampe brûle,

à quoi bon s’appuyer aux choses qui s’écroulent,

il est beaucoup de vies qui ont brûlé pour rien,

beaucoup de vies qui ont honte.

— Dormirais-je, dormirez-vous ?

… étoiles de la fin du monde !

… Que ne puis-je me mettre au chaud sous mon sommeil,

que ne peut-on ôter son visage de jour

— et dormir sans figure !

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 58.

David Farreny, 21 juin 2013
plantés

N’est ineffable ou indicible que la chose dont j’ignore le nom. Et même, avec les mots dont je dispose, je peux élaborer la périphrase qui colmatera cette lacune lexicale. Le sentiment, assez commun, de vivre ou d’éprouver des expériences que le langage humain ne saurait décrire relève plutôt, je le crains, d’une exaltation proche de celle qui nous fait appréhender parfois, croyons-nous, l’existence de Dieu ou la présence des morts, une espèce d’illusion mystique qui a pour unique fondement notre incapacité à nous résoudre à n’être que ce que nous sommes, des animaux mortels, certes fines mouches et rusés renards, mais plantés dans nos corps et dans ce monde sans issue.

Éric Chevillard, « mercredi 13 novembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
petit

Même le diariste le plus présomptueux en vient à douter de l’intérêt que représentent ces pages envahies par le désarroi des sentiments, par l’absurdité quotidienne, par l’effort, presque toujours vain, de retenir une existence qui va à vau-l’eau. Lorsque le jeune Boswell demande à l’illustre Samuel Johnson s’il valait vraiment la peine de noter dans ses carnets de si « petites » choses, ce dernier lui répondit avec superbe : « Dès lors qu’il est question de l’homme, rien n’est jamais trop petit. » Ce pourrait être le premier commandement du diariste, le second étant : « Nulla dies sine linea », une façon comme une autre de dresser une barrière entre le néant et soi, en s’enfermant dans un cercle qui rétrécit d’année en année, jusqu’à la réclusion totale.

Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 116-117.

David Farreny, 9 déc. 2014
cachette

C’est bien pourtant quand nous sommes en vie que nous aurions souvent l’usage d’une cachette sous la terre fermée par une porte de marbre.

Éric Chevillard, « mercredi 25 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 25 mai 2016
évites

Les religions instituées, visibles, ne sont plus là que pour te faire croire que le tout de la religion se résume en elles, et que tu n’as donc rien à redouter si tu les évites.

Plus la société sera dévote, plus elle aura besoin de ces vieux panneaux « obscurantistes » si commodes pour cacher les nouveaux autels.

Il y a tant et tant d’illusions qui n’ont pas encore été défrisées !

Tant et tant de croyances qui n’ont pas été réfutées !

Tant et tant d’espoirs qui n’ont pas été déçus !

Philippe Muray, « 11 novembre 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 233.

David Farreny, 29 fév. 2024
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024

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