Même si la naissance fut un choc, il ne faut pas désirer, fût-ce dans le rêve le plus trouble, reprendre une vie intra-utérine. Il convient de savoir renoncer. On n’aura plus à naître. Ça au moins n’est plus à recommencer. Et encore. Quelques faits de réminiscence chez de tout jeunes enfants font douter certains. Cette époque peut-elle demeurer dans le doute ? Non ! Il va falloir prochainement faire la preuve. Qu’on soit enfin tranquille. Ou qu’on ne le soit plus jamais…
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 381.
Enfin, tout ce temps qu’on roule, beauté du monde orange des villes dans la nuit mal défaite, la masse si pesante de toutes choses de ciment autour de ceux qui y vivent, et dont le train indique la trace sans qu’eux-mêmes se montrent (une fenêtre ouverte sur une pièce vide).
François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 80.
La lassitude de toutes les illusions, et de tout ce qu’elles comportent — la perte de ces mêmes illusions, l’inutilité de les avoir, l’avant-lassitude de devoir les avoir pour les perdre ensuite, la blessure qu’on garde de les avoir eues, la honte intellectuelle d’en avoir eu tout en sachant que telle serait leur fin.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 47.
Et je contemple les plans de certaines villes de second rang,
Et leur description succincte, je la médite.
Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 72.
La vie est ainsi faite que, pour la supporter, il faut de temps en temps la déposer, reprendre un peu haleine, et comme se restaurer d’un léger avant-goût de la mort.
Giacomo Leopardi, « Cantique du coq sauvage », Petites œuvres morales, Allia, p. 177.
Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »
Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.
Retrouverions-nous son Temps, on resterait séparé de l’enfant par les dix mille virginités perdues. Rien ne sépare, n’éloigne, comme la perte de la virginité. Quoi de plus difficile que de se représenter « l’avant », tout ce qui venait « avant », non réalisé encore, tout ce qui vint pour la première fois, tout ce qui autrefois élan, appel, est devenu satisfaction, c’est-à-dire rien du tout.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 302.
La solitude m’était déjà nécessaire. Je recherchais la société des arbres car ils n’ont pas besoin de notre assentiment pour être des arbres, ni, nous, de leur donner quelque chose qu’ils nous rendront en lambeaux, tout brûlé.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 50.
Le vent dans les peupliers, le réglage se fait de l’intérieur.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 77.
Il est étrange de penser que ce qui fut, durant deux siècles, la souffrance de l’ère industrielle, la vibration puissante et grave des machines, ébranlant jusqu’à le ruiner le corps des travailleurs, est devenue la réjouissance des oisifs. Le pire est peut-être la cadence invariable des coups portés, l’égalité de la hauteur de la vibration, le bruit sourd et toujours identique, sans modulation, comme un symbole de l’illimitation du mal, ce qui se répète et qui ne change pas, comme un glas infernal et infini.
Jean Clair, « Agressions », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 26.
Oui, à quel point on se retrouve vite seul à ouvrir une porte de chambre, à ouvrir une fenêtre, à s’engager sur un chemin latéral !
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 75.