Dans la cabine, étroite, je tournai autour d’une flaque pour me dévêtir, m’appuyant à l’occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu’aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d’une façon générale une alimentation plus saine. De mon haut, à coup sûr, bien que j’eusse vue sur mes pieds, je ne serais pas allé jusqu’à tendre un fil à plomb sans craindre qu’il ne m’effleurât, et cette légère imperfection, dans mon plan vertical, me fit sentir plus nu que je ne l’étais, sensation que j’avais perdu l’habitude, en raison de mon isolement, d’éprouver en public.
Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 58.
Soyons joyeux, il y a une loi morale.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 76.
Nous sommes juste au-dessus des Fenestrelles. Mieux vaut bien sûr ne pas trop se pencher. Pericoloso sporgersi. Curieux que personne n’ait dit cela en mourant.
Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 232.
Je dis que je ne veux rien faire
je m’en vante
que je ne veux pas aimer
travailler décider agir
qu’une vie de lierre de mousse
ou de lichen est mon idéal
quelle prétention que de pauvres
sottises qui contiennent sûrement
à des fins de plausibilité
les traces de microscopiques
parcelles de vérité
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.
Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.
Vendredi – Tapis d’Orient, paraboles, serviettes de bain, draps à carreaux. Nombreuses les fenêtres sages, mais peu sont vraiment nues.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.
Il n’en est pas de même pour mon compagnon de cellule, c’est un homme inflexible, un ancien capitaine. Je peux parfaitement me représenter sa disposition d’esprit. Il pense que sa situation ressemble à peu près à celle d’un explorateur polaire qui est pris sans espoir quelque part dans les glaces, mais qui sera certainement sauvé, ou plus exactement, qui est déjà sauvé, comme on l’apprend en relisant l’histoire des expéditions polaires. Et il s’ensuit le dilemme suivant : le fait qu’il sera sauvé est pour lui indubitablement indépendant de sa volonté, il sera sauvé tout simplement par le poids de sa personnalité triomphante, mais doit-il le désirer ? Qu’il souhaite ou non quelque chose, cela ne changera rien, il sera sauvé, mais reste à savoir s’il doit encore le souhaiter. C’est de cette question en apparence tellement étrangère au fond qu’il s’occupe, il la médite, il me l’expose, nous en discutons. Il ne comprend pas que cette manière de poser le problème scelle définitivement son destin.
Franz Kafka, « Pour dire la vérité… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 608-609.
Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.
Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,
De ta raison, de tes courbes d’éternité,
De ton profil par le dieu des fuites dicté,
Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,
Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne
Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit
La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.
Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.
« Toute grande passion débouche sur l’infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C’est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c’est une passion délivrée de l’hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c’est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d’une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu’à l’infini. Les mains se meuvent à peine, il n’y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d’acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d’une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu’il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s’efface autant qu’il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l’harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop.
Jérôme Vallet, « À l'aube », Georges de la Fuly. 🔗