apartés

C’est fou, ce que je suis plein d’apartés : des consignes que je me donne, des réflexions pour moi seul, des encouragements que je me prodigue, des projets pour l’avenir, des retours, des réflexions en arrière, et énormément de petites explications, et d’élucidations de détail, que je me fournis incessamment. À chaque quart de minute, je me communique un renseignement (ou une conclusion) en aparté. À ne pas écrire et pour ma gouverne.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 850.

David Farreny, 21 déc. 2003
ombre

Que la fenêtre donnait sur la rue, si peu. Parce qu’au bout du couloir il y avait bien une porte, qui donnait sur la rue, et qui maintenant est l’entrée principale du cabinet médical. Mais nous on ne s’en servait pas, on passait par le jardin, et la cuisine. Dans le couloir il y avait quoi ? Je n’en sais plus rien. J’y verrais bien une machine à coudre Singer, ancien modèle à pédalier, avec son couvercle, mais peut-être j’invente. J’ai souvenir de cette ombre, je dois faire avec l’ombre.

François Bon, Mécanique, Verdier, pp. 36-37.

David Farreny, 5 sept. 2004
affirmations

Tout le charme de ce genre de doute réside dans un paradoxe bizarre, qui fait qu’un individu ne croyant à rien préconise néanmoins des attitudes, des convictions, des idées, se prononce sur toutes les questions, lutte contre ses adversaires, adhère à un mouvement politique.

Des affirmations sans système jaillissent soudain, pareilles à des explosions, à des incandescences isolées, d’un éclat aveuglant.

Emil Cioran, « Une étrange forme de scepticisme », Solitude et destin, Gallimard, pp. 201-202.

David Farreny, 24 juin 2005
vie

Averse nocturne

il pleut sous le réverbère

mille gouttes rebondissent

touche ton radiateur

hmm sens comme il est chaud

puisque tu donnes ta vie

pour n’être pas

sous le réverbère

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 71.

David Farreny, 16 juin 2006
déréliction

À la fin, tu m’en auras servi bien assez de cette boisson douce-amère, de cette liqueur noir de jais, de ce poison très lent qu’on accumule comme un venin d’abeille. Tu m’auras abreuvé jusqu’à plus soif avec ce lait ténébreux, ce mauvais sang, cette mélancolie dont je tire mon miel, qui avive la douleur et la volupté, qui fait si mal et qui fait du bien obscurément. J’aurai eu ma dose, j’en serai sevré, j’espère, de cette eau-de-vie fatale, de ce mauvais alcool qui cogne fort, rejette toujours un peu plus dans la déréliction et entérine le fait, s’il en était besoin, que l’on a perdu d’avance, que tout est joué depuis le commencement.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 63.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
vrai

       Si le soleil répare

Les ravages du ciel, que la brise ranime

Les airs dolents — et fuyant, dispersée,

L’ombre grave des nues s’en va dans la vallée ;

Si les oiseaux confient au vent leur cœur

Sans défense, que la lumière

Dans les bois entrouverts, par les dernières

Neiges, insuffle à nouveau désir d’amour

Et nouvelle espérance aux animaux troublés —

Aux âmes lasses des humains, dans la douleur

Ensevelies, peut-il renaître

Le bel Âge, que la détresse et la flamme

Noire du vrai consumèrent

Avant le temps ?

Giacomo Leopardi, « Au printemps », Chants, Flammarion, p. 71.

David Farreny, 10 juin 2009
pellicule

D’où le pouvoir de définition attaché à tous ces canaux hollandais. Il y a là, de toute évidence, un complexe eau-marchandise ; c’est l’eau qui fait l’objet, en lui donnant toutes les nuances d’une mobilité paisible, plane pourrait-on dire, liant des réserves, procédant sans à-coups aux échanges, et faisant de la ville un cadastre de biens agiles. Il faut voir les canaux d’un autre petit peintre, Berckheyde, qui n’a peint à peu près que cette circulation égale de la propriété : tout est pour l’objet voie de procession ; tel point de quai est un reposoir de barils, de bois, de bâches ; l’homme n’a qu’à basculer ou hisser, l’espace, bonne bête, fait le reste, il éloigne, rapproche, trie les choses, les distribue, les reprend, semble n’avoir d’autre fin que d’accomplir le projet de mouvement de toutes ces choses, séparées de la matière par la pellicule ferme et huilée de l’usage ; tous les objets sont ici préparés pour la manipulation, ils ont tous le détachement et la densité des fromages hollandais, ronds, préhensibles, vernissés.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 286.

David Farreny, 12 sept. 2009
forces

« La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » À cette note de Reverdy fait écho la déclaration d’André du Bouchet : « Un jeu de langage qui n’est qu’un langage bouclé sur lui-même est complètement stérile. » Éthérer la poésie jusqu’à la réduire à un pur travail de langue revient à en faire une coque vide, belle et complexe sans nul doute, mais décorative comme ces conques exotiques qui s’empoussièrent doucement dans leur vitrine et dans lesquelles les enfants croient qu’ils entendent la mer. La poésie a à voir avec vivre, avec la réalité de vivre, ses tensions, ses éblouissements et ses luttes, ses résistances. Plus précisément, elle demeure ce « bouche-abîme du réel désiré qui manque », elle est « avant tout le fruit de l’insatisfaction » (Reverdy). Je n’écris pas d’abord pour créer de la beauté, ou pour convier à une fête de l’intellect, j’écris pour éviter l’écrasement ou l’engloutissement par le manque. J’écris pour trouver un peu d’air. « Qu’un homme qui écrit déclare qu’il n’a jamais assez d’espace clair, assez de ciel au-dessus de sa tête, et je pense que ce mince détail est plus important, et pourrait en dire plus long, pour ceux qui seraient curieux de le connaître, que de savoir s’il a été peintre en bâtiment ou employé dans une compagnie d’assurance » (Reverdy). Cette masse oppressante, qui rend urgent le poème, non comme une délivrance mais comme un sursis, c’est ce que j’appelle la réalité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Un poète n’est qu’une peau, une sorte de mince tambour entre deux forces de frappe, celle de la mémoire et celle du dehors présent : « on ne peut faire de la surenchère / sur la réalité / il suffit / qu’on y bute » (du Bouchet).

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 89.

Cécile Carret, 4 mars 2010
couvrir

Une fourrure, en fourrure, en fourrure de vison, en fausse fourrure rose, en noir, en brillant, se mettre au moins une culotte, pouvoir se mettre déjà une culotte pour commencer pour se couvrir, pour se couvrir, se mettre au moins un pull, au moins une laine, une écharpe, se le mettre sur soi, se couvrir, d’une petite culotte, d’une simple culotte de coton, pour se cacher les fesses, le sexe, ou au moins une jupe, une serviette autour des reins, une robe de chambre, un peignoir de coton, en serviette éponge, en éponge, blanc et rose, une simple couverture, se couvrir d’au moins une laine, une couverture de laine, et mettre une fourrure longue, d’un long manteau en poils de vison, de lapin, de renard, de ragondin, de rat d’Amérique, épais, couvrant, long, qui couvre les jambes et le dos et les reins, ou au moins avoir la possibilité de mettre, de se couvrir d’une petite culotte, de se vêtir, d’être couvert, d’avoir le sexe couvert, d’avoir les fesses couvertes, de se tenir, de se tenir debout avec sur soi au moins une petite culotte blanche de coton, une fine culotte de coton, et se couvrir des poils longs d’un vison, d’une bête, de la fourrure, du pelage d’une bête chaude pour ne plus pouvoir avoir froid, une fourrure qui tienne chaud par tous les temps, même s’il fait froid, une fourrure couvrante qui couvre les épaules, qui recouvre les épaules et le cou et la nuque et les reins, qui monte haut et qui descend bas presque jusqu’aux pieds, le long des jambes, recouvrant les genoux, plus bas que les genoux, au dessous des genoux, des chevilles au haut du cou enveloppe, tient chaud, réchauffe, entoure, ne laisse pas entrer le froid, l’air froid des blizzards et des tempêtes de froid et de neige, qui tienne chaud de haut en bas, qui ne laisse pas de froid entrer, ou simplement se mettre, pouvoir se couvrir d’une culotte, une petite culotte de coton, avoir une petite culotte à se mettre, un slip de bain, un bas, un bas quelconque, avoir de quoi se couvrir les fesses et le sexe, le pubis, le sexe, qui cache, couvre et habille et enveloppe, et dissimule, et fait se vêtir et fait s’être vêtu pour ne pas aller nu, pour ne pas aller nu.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 63-64.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
enseigne

Slapper m’enseigne des trucs du métier. Il pointe son gros doigt mais ne se courbe pas quand il dit ces choses-là : « Ne décroche pas les grumes avant d’avoir dételé la jument ; si elle part, tes doigts seront de la barbaque pour chiens. Ne reste pas devant la tronçonneuse : si un maillon prend du jeu et que la chaîne casse, tu es dans la merde. » Il ouvre l’accès au monde interdit du langage adulte et m’invite à entrer. Ensuite il me laisse seule, capable de réussir.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 236.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
résonne

Le fait qu’il est dans lui-même pour lui-même, l’animal l’expose, et cette exposition est la voix. Mais seul l’être sentant peut exposer le fait qu’il est sentant. L’oiseau dans les airs et d’autres animaux émettent des sons vocaux sous l’effet de la douleur, du besoin, de la faim, de la satiété, du plaisir, de l’allégresse, de l’ardeur du rut : le cheval hennit lorsqu’il va à la bataille ; les insectes bourdonnent ; les chats, quand cela va bien pour eux, ronronnent. Mais le geste théorétique de l’oiseau qui chante est un mode plus élevé de la voix ; et que la chose aille si loin chez l’oiseau constitue déjà une particularité relativement au fait que les animaux en général ont une voix. Car, tandis que les poissons, dans l’eau, sont muets, les oiseaux planent librement dans les airs comme dans leur élément ; détachés de la pesanteur objective de la terre, ils remplissent l’air d’eux-mêmes et extériorisent leur sentiment d’eux-mêmes dans l’élément particulier. Les métaux ont un son, mais pas encore de voix ; la voix est le mécanisme devenu spirituel qui s’exprime ainsi lui-même. L’être inorganique ne montre sa déterminité spécifique que s’il est sollicité, que s’il est battu ; tandis que l’être animal résonne de lui-même.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 640.

David Farreny, 23 mai 2011
approche

Des lapins mystérieux qui filent en fusée dans les taillis brumeux annoncent l’approche du soir et la forêt allemande.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 41.

Cécile Carret, 18 juin 2012
afflux

Car il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, et ce fut tel sourire en moi de lui garder ma prévenance : tout envahi, tout investi, tout menacé du grand poème, comme d’un lait de madrépore ; à son afflux, docile, comme à la quête de minuit, dans un soulèvement très lent des grandes eaux du songe, quand les pulsations du large tirent avec douceur sur les aussières et sur les câbles.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
agression

Cioran raconte – peut-être l’ai-je rêvé – qu’un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu pour échapper à l’agression des souvenirs. Il convient de s’évader de sa propre histoire. Celui qui n’a brisé aucun lien est un esclave qui mérite d’être traité comme tel.

Roland Jaccard, « 24 mai 2020 », Le billet du vaurien. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
isolement

Quel crime faut-il commettre, déjà, pour être mis à l’isolement ?

Éric Chevillard, « mercredi 18 septembre 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024

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