tourbe

C’est sur un fond incertain, fallacieux, comme la tourbe au creux des combes, que s’avance la réalité quand, d’aventure, elle consent à se manifester et l’on tremble qu’elle ne nous quitte. On ne connaît pas vraiment la paix.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 46.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
glaires

Accepteriez-vous de nous montrer un échantillon de vos brouillons ?

— Je suis au regret de devoir refuser. Seules les nullités ambitieuses ou les médiocrités joviales exhibent leurs brouillons. C’est un peu comme si l’on distribuait des échantillons de ses propres glaires.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 12.

David Farreny, 4 mars 2008
insomnie

Je tiens la réalisation de mon vœu, plutôt décevante, comme il était à prévoir : ne souhaiter rien exprimer, souhaiter ne rien exprimer. Le lac de Caresse est une insomnie, le voir ne m’en avait nullement averti. Précisément nous ne l’avions pas vue, sinon ce peu profond étang dont le brouillard volait les bords à nu, les sèches entrailles pierreuses, ou notre insuffisant désir.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 47.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
inconnus

Nous habitions place du Marché, dans une de ces maisons sombres, aux façades vives et aveugles, qu’il est impossible d’identifier.

C’était la cause d’erreurs continuelles. Car une fois qu’on se trompait de seuil, qu’on prenait par mégarde un autre escalier, on pénétrait dans un labyrinthe de logements inconnus, de vérandas, de courettes inattendues, qui vous faisait oublier peu à peu votre dessein initial et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, après d’étranges et tortueuses aventures, que l’on se rappelait avec remords, à l’aube grise, la maison paternelle.

Bruno Schulz, « La visitation », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 49.

Cécile Carret, 5 déc. 2009
holophrase

Je-t-aime n’est pas une phrase : il ne transmet pas un sens, mais s’accroche à une situation limite : « celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre ». C’est une holophrase.

(Quoique dit des milliards de fois, je-t-aime est hors-dictionnaire ; c’est une figure dont la définition ne peut excéder l’intitulé.)

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 176-177.

Élisabeth Mazeron, 20 déc. 2009
devenues

Deuxième jour aux Hayes. Cerisiers du Japon en fleur blanchissent sous le soleil vertical, doublent leur effet rose au couchant, comme les pigeons-paons devenus des flamants. Azalées du Japon en fleur. Premiers lilas, fin des forsythias. Les arbres mutilés par la hache repartent par leurs branches les plus fines. Oseille en pleine force. Fin des magnolias. Les rosiers sont rouges, avant d’être verts ; ils commencent leur vie par l’automne. Les vieux buis reverdissent ; on déshabille les lauriers-sauce de leur plastique. On pique les chatons de deux mois contre le typhus des chats. Fin des narcisses. Les lavandes sont devenues des buissons.

Paul Morand, « 2 mai 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 509.

David Farreny, 2 sept. 2010
cinochard

Une petite troupe de strip-tease de La Potinière de Paris, conduite par un vieux cabotin aux cheveux gris nicotinés, à l’œil cinochard, le verbe haut, appelle « mon petit » l’employée d’Air France qui lui jette un regard méprisant, se fait appeler « papa » par les trois jeunettes de la troupe qu’il convoite cependant qu’il feint de les protéger. Il a l’air d’avoir récemment conquis une grande poule aux chevilles épaisses, perchée sur d’immenses talons, les pores du visage agrandis par les démaquillants, le cheveu décoloré, qui se drape dans un manteau de pluie du genre faux léopard. Elle vient se suspendre à son bras timidement dans un grand concours de bracelets entrechoqués. Et lui la rudoie un peu pendant qu’il demande les billets, prétextant avec pompe et d’une voix caverneuse qu’il est très, très occupé. Si le ridicule tuait, il ne serait pas parvenu au bout de sa phrase.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.

Cécile Carret, 28 juin 2012
amour

L’homme dont je rêve sera celui qui aime en moi la femme qui ne dépend plus de lui. – Et qu’aimerez-vous en lui ? – Cette sorte-là d’amour.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 66.

Cécile Carret, 26 juin 2013
choses

ces choses anciennes dont on ne parle plus

quelques-unes d’hier et d’autres

jetées dans les égouts avec les vieux mégots

— vécu jeté aux quatre vents

nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle

ensemble il nous faudra engendrer l’avenir

ensemble nous tendons la main, la Seine coule

que sommes-nous ? le vent m’emporte

n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a

été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant

un temps viendra où moi je ne serai

qu’une fable une sorte absurde de secret

mythique, existence qui exista, où donc ?

en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays

elle charriait encore des cadavres, des dieux

et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.

David Farreny, 3 juil. 2013
rester

Puis il resta assis, dans sa voiture, sans démarrer. La pluie nocturne, ici, frappait le toit tout autrement. De plus, c’était son habitude de rester comme cela, assis quelque part, de regarder par le pare-brise ou de lire. Lorsqu’il voyageait encore beaucoup, il avait souvent vu des gens assis tout seuls dans leur voiture sans rien faire ou en train de lire, la plupart du temps, au pied de falaises, tournés vers l’ouest, avec ou sans coucher de soleil, il avait pris cela pour modèle.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 73.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
s’identifiant

Mais cette amitié ne durait que le temps de la partie ; quand elle prenait fin, chacun, sans rien faire, s’écartait de l’autre, et ceux qui rentraient chez eux étaient redevenus solitaires, simples voisins, connaissances éloignées, villageois s’identifiant surtout les uns les autres à leurs faiblesses et bizarreries respectives : le coureur de jupons, l’avare, le somnambule.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 67.

Cécile Carret, 4 août 2013
Assesse

D’abord, Poix Saint-Hubert

où un homme seul tanguait

sous les néons de La Notte.

Puis Grupont, dont la gare

secondaire ne désirait rien

tant que passer inaperçue ;

à Forrières, bois d’hiver

entassé le long des rues,

nuancier de mousses et

lichens, avant les églises

de Jemelle, saupoudrées

de poussière. À Marloie,

autres stères, aux bûches

cannelle cette fois ; après

Ciney, la ville d’Assesse

que nul ne visite jamais,

et à Courrières (souvenir

de catastrophes minières),

des moignons d’arbustes

sciés sur un talus ébarbé.

À Naninne (ou Louzée ?)

des bovins constellaient

les prés en pente, boues

gelées. Après Gembloux,

escarpements, et toitures

effondrées, oui, à Chastre,

à l’image d’un pays entier.

Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.

David Farreny, 21 juil. 2015

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