clavecin

Le foie gras. On l’étale

sur des toasts. Délicat, onctueux

Le clavecin de toutes les cirrhoses

La sainte vierge en culotte de velours

Alain Malherbe, Diwan du piéton, Le Dé bleu.

David Farreny, 20 mars 2002
trop

La « bien-pensance » n’est pas une « mal-pensance » qu’on appellerait ainsi par antiphrase. La bien-pensance pense bien, ce point est absolument acquis. Mieux vaut mille fois, s’il faut qu’une pensée règne, que ce soit elle qui règne plutôt que la mal-pensance. La bien-pensance pense vraiment bien. La bien-pensance a raison. Seulement l’obscène, si je puis me répéter (je ne me suis guère gêné jusqu’à présent), l’obscène c’est d’avoir trop raison. La bien-pensance a trop raison.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 260.

David Farreny, 19 mai 2002
garde

Si l’on n’y prend garde, on n’aura pas été de son temps. On sera resté en-deçà de soi-même, étranger à sa possibilité présente. On aura vécu au passé.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 9.

David Farreny, 24 nov. 2005
intensité

Nulle différence entre l’être et le non-être, si on les appréhende avec une égale intensité.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 24.

David Farreny, 13 oct. 2006
couches

j’ai beaucoup été couchée,

dans des couches de jour et de sommeil différents.

Sabine Macher, Un temps à se jeter, Maeght, p. 38.

David Farreny, 3 mars 2008
discord

Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n’écoutant qu’elle-même, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note âgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant

m’avertit.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 334.

David Farreny, 3 mars 2008
tête

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui a une autre tête.

Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, p. 207.

David Farreny, 12 mars 2008
myrmécologie

Seule distraction : ce chemin de fourmis qui depuis hier relie mon plancher à ma toiture et passe droit devant ma table. Un ruban roussâtre et fluctuant, deux pistes à sens unique. Elles se sont mis en tête de coltiner sur cette verticale le corps d’un petit gecko qui s’était imprudemment avisé de traverser leur route. Tirant du haut, poussant du bas, elles sont des centaines à s’affairer autour du petit animal dont la dépouille se moire d’un velours d’ouvrières. Il est retombé plusieurs fois, leur faisant perdre un terrain durement gagné. Elles ont passé un jour ou deux à la hauteur de ma machine et parfois je m’interrompais pour tarabuster le chantier du bout de mon crayon. Dans le silence menaçant de la sieste où pas une paupière ne bat dans la ville, il me semblait entendre les sifflets des contremaîtres, les jurons des grutiers, le ronflement des treuils. J’espère avoir terminé avant qu’elles ne disparaissent avec leur fardeau dans les retraites de mon plafond. Ce sont de grandes Œcophyles smaragdines qui ne m’avaient encore jamais rendu visite. Merveilleusement carénées, astiquées comme les bottines du maréchal Lyautey, très vaines de leur taille fine. Snobs et talon rouge en diable ; le fin du fin de la myrmécologie équatoriale. Toutes les autres fourmis les haïssent et les attaquent.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 144-145.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
appareillerions

Dans une file, on finit toujours par avancer. Là, non. On n’avançait jamais. On n’avancerait pas. Je commençais à me faire à la pensée que nous resterions bloqués là au moins jusqu’à la nuit. Il était quinze heures, aucun signe ne se manifestait d’un proche déblocage. Je sortis de voiture pour voir la tête des gens dans les leurs. Ils ne semblaient pas céder à l’impatience. Je ressentis une bouffée de haine. J’imaginai que, si on leur avait annoncé leur mort, ils eussent hoché la tête en continuant de se passer la bouteille d’eau. […] Comme j’ouvrais la portière, des véhicules parurent, loin devant, qui venaient d’en face. Notre ferry, que nous ne distinguions toujours pas d’où nous étions, entrait dans la phase de débarquement des passagers sur le continent. Ça se précisait. Il y eut un moment que je ne parvins pas à situer dans le temps, lequel s’était distendu au-delà de toute mesure, où nous avançâmes enfin. Beaucoup plus tard, la file devint double, puis triple. Nous faisions face au ferry, qui nous dominait de toute sa hauteur, la poupe grande ouverte sur le premier niveau de parking. Il y aurait également le moment, je le savais maintenant avec certitude, où nous entrerions là-dedans. Où ça se refermerait. Où nous appareillerions. Nous n’y étions pas. Puis nous y fûmes. Pas tout à fait. Nous n’avions pas encore quitté la voiture. Un membre de l’équipage nous avait guidés pour nous garer. Nous nous trouvions pris dans une sorte d’échiquier dont les pièces se touchaient. Ça sentait fort l’essence.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 83.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
place

Pendant nos entretiens, j’ai été stupéfait de voir à quel point Duch était décontracté et attentif. Un homme bien tranquille, quelle qu’ait été l’inhumanité de ses crimes. À croire qu’il les a oubliés. Qu’il ne les a pas commis. La question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c’est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s’autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. Nul ne peut endosser son parcours biographique, intellectuel et psychique. Nul ne peut croire qu’il était un rouage parmi d’autres dans la machine de mort. Je reviendrai sur le sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Ce fatalisme emprunt de complaisance travaille la littérature, le cinéma et certains intellectuels. Après tout, quoi de plus excitant qu’un grand criminel ? Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d’un crime majeur. Pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. Les bourreaux aussi.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 78.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
phrase

Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
drame

Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :

Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne,

Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires des provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,

Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’Étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,

Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 265.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
seul

Voici la vérité, je suis seul,

seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche

dans la chose qui fuit je me touche et me perds

égoutier du grand songe,

ma main me pousse pleine de lignes, de racines,

— ai-je vraiment manqué de foi ?

Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide

je ne suis pas alpiniste,

je n’ai pas demandé le danger, il est là,

je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 47.

David Farreny, 21 juin 2013
balançons

Le kangourou fait partie de ces animaux – parmi les singes, les lémuriens, les manchots, les gerboises ou les mantes religieuses – dont les attitudes, les poses et les façons évoquent les nôtres si bien qu’ils nous apparaissent tantôt comme des caricatures à charge tantôt comme des parents pauvres. Nous balançons entre mortification et compassion. Serait-il possible d’opérer et d’appareiller le kangourou de manière à lui donner tout à fait figure humaine ? Est-ce souhaitable ? Nous aimerions tant que le singe nous parle. Il fait des efforts louables pour apprendre le langage des signes mais à ce jour ne sait encore que réclamer davantage de Smarties. Ce n’est pas exactement ce que nous espérions. Ayons l’honnêteté d’avouer que nous sommes un peu déçus. Comme il a tout de même moins évolué que nous depuis la préhistoire, qu’il appartient toujours en somme à la famille des grands primates – avec laquelle, après avoir longtemps cherché à rompre les ponts, nous souhaiterions maintenant renouer –, nous pensions qu’il pouvait avoir gardé, sinon quelques photos, au moins quelques souvenirs de nos ancêtres communs, et nous étions avides de les connaître. À quoi ressemblait notre aïeule ? Nous imaginons bien qu’elle portait d’invraisemblables crinolines, mais enfin, quels étaient nos jeux, nos rituels, nous dévorions-nous entre frères, cuits ou crus ? Si le gorille ou le bonobo ne nous le disent pas, de qui l’apprendrons-nous ? Avons-nous la moindre chance de le savoir jamais ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer