lent

Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l’apprendre. C’est lent.

François Bon, « Calcul des poutres et agrammaticalité », Tumulte, Fayard, pp. 503-504.

David Farreny, 9 mai 2006
miroitement

Quelques mots sur du papier se suivent. Mais la vie manque. Le merle s’égosille encore dans du bleu nuit parmi les premières lueurs électriques.

Il faudrait être à ce qu’on fait dans une contention quasi religieuse.

Hélas de partout et du fond de soi des appels indistincts, inaudibles, de pauvres chimères, font pour l’esprit volage un miroitement.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
Autre

C’est de la mise en vedette de ses ennemis qu’Homo festivus tire la plus belle part de son pouvoir, et la plus durable. En festivosphère, c’est-à-dire dans cet Empire qui a perdu son Autre, son opposé, ses opposants, ses antagonistes, ses contradicteurs, et où même les vieilles notions de distance, d’écart, d’éloignement n’ont plus guère de signification, les discordances doivent être recréées comme le reste. Elles doivent être reconstruites de toutes pièces, puis conservées précieusement à titre de dangers protégés, parce que cet Empire a besoin de repoussoirs pour qu’on l’apprécie à sa juste valeur ; et de marges assez sordides pour dissuader quiconque d’avoir la tentation de le critiquer de l’extérieur : seule la critique interne, solidaire du « système », lui paraît encourageable.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 114-115.

David Farreny, 19 janv. 2008
sympathie

Que signifie ici « nettement » ? Que veut dire « incertitude » et « équivoque » ? Nous ne cacherons pas que nous nous moquons franchement de ces distinctions. N’est-ce pas bon et grand que la langue ne possède qu’un mot pour tout ce que l’on peut comprendre sous ce mot, depuis le sentiment le plus pieux jusqu’au désir de la chair ? Cette équivoque est donc parfaitement « univoque », car l’amour le plus pieux ne peut être immatériel, ni ne peut manquer de piété. Sous son aspect le plus charnel, il reste toujours lui-même, qu’il soit joie de vivre ou passion suprême, il est la sympathie pour l’organique, l’étreinte touchante et voluptueuse de ce qui est voué à la décomposition. Il y a de la charité jusque dans la passion la plus admirable ou la plus effrayante. Un sens vacillant ? Eh bien, qu’on laisse donc vaciller le sens du mot “amour”. Ce vacillement, c’est la vie et l’humanité, et ce serait faire preuve d’un manque assez désespérant de malice que de s’en inquiéter.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 685-686.

David Farreny, 12 mars 2008
furent

On peut se tromper de chemin. Lorsqu’on le découvre, il n’est généralement plus temps de revenir à la bifurcation et de choisir l’avenir que nous assignaient un penchant inné, la voix profonde du grand passé. Ils furent sans effet parce que le présent, après avoir tardé sans mesure, a fini par nous atteindre et nous l’avons suivi au loin. Les bêtes dont j’avais partagé la résidence, croisé, parfois, la route enchantée, sont restées, elles, au pays de l’enfance. Elles m’attendent, peut-être, comme il m’arrive de rêver que je les retrouve. Ce sera pour une autre vie. Je ne sais pas.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 47.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
quoi

J’ai entendu des oiseaux. Je ne les ai pas écoutés, j’ai essayé de penser à la vie, pas spécialement à la mienne, au destin des gens, plutôt, puis je suis revenu à la mienne, je n’arrivais plus à me représenter les autres. Je me voyais moi, mais pas nettement, je me sentais comme ce bout de route qui disparaissait dans la pénombre et je me suis demandé si ce n’était pas ce que j’étais en train de faire. Puis je me suis dit que j’exagérais. Je pouvais parfaitement rentrer à Paris et rien de tout ça n’aurait existé. Tout ça quoi, me suis-je dit.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 92.

Cécile Carret, 27 sept. 2011
vanné

Voyage conférence.

En habit bleu, vanné, les mains noires d’aluminium dans les petites chiottes des restaurants de province, titubant de fatigue.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.

Cécile Carret, 18 juin 2012
croie

Pauvre Raphaël ! Comme s’il n’avait jamais entendu parler de la progression formidable, dans les statistiques, des familles monoparentales ! Toujours est-il qu’il venait d’avoir le premier et il se trouvait là, dans mon bureau, regard fixe, épuisé, halluciné, fébrilement dépassé par la situation, crevé et comblé. « Tu ne peux pas savoir… » Il n’arrêtait pas de se répéter. « Tu ne peux pas comprendre… Il n’y a que ceux qui sont passés par là qui sentent le phénomène… Un truc fabuleux… » Il était métamorphosé. Il essayait, de tout le désespoir en lui dont il ne se doutait pas un instant, de me faire saisir quand même à quel point je n’étais pas dans le coup du bonheur dans lequel il était persuadé de me faire croire qu’il baignait. Une joie inouïe, incommunicable. Une révélation. Il était là, lui, initié, sortant d’un mystère intraduisible et transfigurant. Il voulait que j’y croie. Sinon sa félicité n’aurait pas été complète.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 92.

David Farreny, 5 déc. 2012
saurait

Il avait eu très peur, mais sa peur essentielle avait été et était encore d’avoir pu tuer un homme. Il montrait d’une âme égale ses nombreuses blessures, au tibia, à la cuisse, à l’épaule – ne sortant de ses gonds que lorsqu’on en venait, inévitablement, à cet Italien qu’il avait, sur ordre, mis en joue. « J’ai visé au-dessus de sa tête, disait mon père, mais quand j’ai tiré il a sauté en l’air, comme ça, les bras en croix, et ensuite je ne l’ai plus vu. » C’était le seul moment qu’il racontait encore et toujours les yeux écarquillés ; car l’autre continuait toujours, trente, quarante, cinquante après, à sauter en l’air, et jamais on ne saurait avec certitude s’il se laissait retomber ensuite dans sa tranchée ou s’il y était précipité la tête la première.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 63.

Cécile Carret, 4 août 2013
mode

Son ressentiment était une réponse à tout. Une réponse associant une part de souffrance et une part de jouissance. Une réponse légèrement névrotique, bien sûr, mais une réponse qui tenait la route dans la plupart des circonstances et qui la dotait d’une réelle sûreté. Devais-je essayer de l’aider à aborder l’existence différemment ? Rien n’était moins sûr. D’abord, après tout, je n’étais pas psy. Ensuite, elle ne désirait manifestement pas changer. Elle disposait d’un mode d’emploi pour la vie. Ce n’était peut-être pas le meilleur, mais c’était un mode d’emploi. Cela lui garantissait un minimum de solidité face aux événements. Dès qu’on aborde l’âge adulte, on ne prend plus le risque de changer de mode d’emploi.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, p. 109.

David Farreny, 20 fév. 2015

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