Jim

Bien sûr, à proprement parler, un poète, un romancier, n’est pas un personnage public, ni un potentat exotique, ni un amant international, ni une personne qu’on serait fier d’appeler Jim.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 179.

David Farreny, 14 avr. 2002
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
exprès

Mais voilà. On a un peu l’impression que les hommes le font exprès. Font exprès, et depuis des siècles, d’être malheureux — ou le contraire — pour des raisons qui ne tiennent pas. Et que c’est tant mieux si elles ne tiennent pas. Un peu l’impression qu’ils s’emmènent en bateau parce que, tout compte fait, le jeu ne vaut pas la chandelle. Quel compte, quel jeu, quelle chandelle, c’est ce qu’ils ne disent pas ; qu’ils reculent devant l’évidence de la devinette, pour mieux passer le temps.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, pp. 242-243.

David Farreny, 4 mars 2008
mucus

Pourquoi le Seigneur lui a-t-il concédé ces hanches de la perdition qui fouettent mon cœur et l’air d’un appel déchirant ? Ne pouvait-il pas leur mettre à la place quelque bon vieux parchemin sacré ? Oui, Moïse. Il ne jouait pas du piano, Moïse, et il ne cueillait pas des zinnias et des cataclas en disant : Voyez comme je suis immatériel et comme mon corps sans défaut, chère, est l’image de mon âme ! Il avait des cals sur la nuque et ses reins étaient vertueusement déformés ! Et il se mouchait sans honte, car il vivait en esprit. (Solal fit une grimace solennelle pour lui tout seul. Sous cette fureur bégayante, il y avait tant de joie et de jeunesse.) Tandis qu’Apollon se mouchait à petits coups derrière une colonne, Moïse, homme de Dieu, tirait son vieux mouchoir à carreaux, immense, comme une tente, le secouait, l’éployait au vent de l’esprit et, regardant l’Éternel face à face, il se mouchait. Alors, tonnant du haut du Sinaï, ses fortes expectorations remplissaient de crainte les douze tribus agenouillées au pied du mont. J’ai peur aussi. Ou peut-être il n’avait pas de mouchoir ? L’index droit, puis le gauche et la crainte de Dieu ! Tandis que ces filles vous sortent un petit mouchoir parfumé et armorié et elles font des petites expirations modestes, pff pff comme un petit chat, des petites mines discrètes, comme si elles disaient : « C’est un petit jeu, notre joli petit nez fait des confidencettes à notre carré de linon. » En réalité, elles y mettent du beau mucus bien vert, bien solide et bien carré ! Production de l’amour : hasard (elle aurait tout aussi bien pu faire ses singeries musicales, distinguées, passionnées, poétiques, avec un autre) ; social (admiration consciente — ou inconsciente chez les purettes — de l’homme qui réussit) ; biologique (une large poitrine est indispensable à ces vierges ou verges du diable pour qu’elles aiment) ; et si l’aimé n’est pas absolument idiot il peut les tourner sur le gril par l’inquiétude. Alors c’est le grand amour bleu céleste et rouge cœur et violet infini.

Albert Cohen, Solal, Gallimard, pp. 170-171.

Bilitis Farreny, 1er avr. 2008
bonheur

Ce qu’il y a d’admirable dans le bonheur des autres, c’est qu’on y croit.

Marcel Proust, « lettre à Antoine Bibesco », Correspondance.

David Farreny, 25 mai 2009
habitable

La mer de l’Odyssée nous est barrée, celle de Racine non moins, celle de Bonnard tout autant ; les plages de Jules et Jim n’existent plus, ni leurs pinèdes ; c’est tout juste si nous pouvons attraper quelques vestiges ultimes des Vacances de M. Hulot, et pour le reste ne nous tend plus guère les bras que l’univers des Bronzés : nous y tombons d’un cœur allègre, en affectant de croire que c’est au moins Cabourg, et que Tendre est la nuit, sinon Nausicaa. La Hollande et ses ciels peuvent prodiguer encore, à condition de méticuleux cadrages, quelques belles impressions de Ruysdael. Mais le plus grand paysage classique européen, surtout dans sa forme la plus princeps et la mieux consacrée, c’est-à-dire romaine, il y a beau temps qu’il n’a plus de répondant sur la terre ; il en va de lui comme de ce mythe dont la mélancolie nous est désormais soustraite, elle aussi, la «  campagne romaine  » : champs de ruines parmi les pacages et les montagnes du soir, que nous disaient ces flâneries et ces vedute, sinon la fragilité des empires, des bonheurs et la nôtre, et la familiarité pastorale de la mort ? Les bretelles et les talus du grande raccordo annulare ne racontent plus rien de tel, ni leur tumulte ordurier. Circulation frénétique, embouteillages, klaxons, chantiers perpétuels, détritus généralisés : on peut dire que c’est la vie même. Mais c’est la vie sans art, sans forme, sans silence, sans faille ni sans refuge pour la solitude, sans habitable idée de la mort. Elles ne sont plus en nous, nous sommes tout en elles. Leur victoire est cette fois totale.

Renaud Camus, « Wittgenstein sur la côte de Galway », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 160-161.

David Farreny, 3 sept. 2009
éternité

À l’école, la nonne nous a dit que ça durerait pour l’éternité, a-t-elle continué en enlevant la peau de sa truite. Et quand nous avons demandé combien de temps durait l’éternité, elle a répondu : « Pensez à tout le sable de l’univers, toutes les plages, toutes les carrières de sable, le fond des océans, les déserts. À présent, imaginez tout ce sable dans un sablier, comme un gigantesque minuteur. Si un grain de sable tombe chaque année, l’éternité est la longueur de temps nécessaire pour que tout le sable du monde s’écoule dans ce sablier. » Rendez-vous compte ! Ça nous a terrifiées.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 19.

Cécile Carret, 19 déc. 2010
effarvatte

5 heures de l’après-midi, la digitale pourprée : crescendo trillé du phragmite des joncs, rythmes puissants, acidulés et grincés, de la rousserolle turdoïde. Coassement sec et flasque d’une grenouille. La mouette rieuse part en chasse. Les nénuphars. Concert en duo de deux rousserolles effarvattes.

6 heures du soir, les iris jaunes et la locustelle tachetée. Une foulque (noire, plaque frontale blanche) semble choquer des pierres et souffler dans une petite trompette pointue. L’alouette des champs s’élève et jubile en plein ciel, les grenouilles lui répondent dans l’étang. Un râle d’eau, invisible, pousse une série de cris effroyables — cris de pourceau qu’on égorge — en hurlement décroissant, diminuendo.

9 heures du soir : coucher de soleil, rouge, orangé, violet, sur l’étang des iris. Le héron butor mugit — son de trompe grave, un peu terrifiant. Le soleil est un disque de sang : l’étang le répète — le soleil rejoint son reflet et s’enfonce dans l’eau. Le ciel est violet sombre.

Minuit : la nuit est installée, toujours solennelle comme une résonance de tam-tam. Le rossignol commence ses strophes mystérieuses ou mordantes. Une grenouille agite des ossements.

3 heures du matin : de nouveau, un grand solo de rousserolle effarvatte. Et nous terminons sur un rappel de la musique des étangs, avec le dernier mugissement du héron butor…

Olivier Messiaen, « Livre IV, VII. La rousserolle effarvatte », Catalogue d’oiseaux.

David Farreny, 12 oct. 2011
ivre

Un homme ivre est un homme qui vole.

Il faut ne pas avoir bu du tout pour croire qu’il tangue et qu’il chancelle, en réalité il vole, lui, et sur ses invisibles ailes, il arrive partout plus vite qu’il n’espérait lui-même.

Que dans l’intervalle le temps ait passé, peu importe, le temps, lui, il ne connaît pas, et ce sont les autres, c’est sûr, qui sont dans l’illusion, ceux qui se tourmentent pour de pareilles choses.

Il ne se fait même aucun mal, car l’homme ivre, la Vierge Marie est là qui l’a pris dans son tablier.

Le difficile, par contre, c’était d’ouvrir la porte. Il est resté longtemps à s’escrimer avec cette clé, il la tournait dans la serrure, dans un sens, dans l’autre, mais la serrure ne voulait pas céder. Et la porte de la maison lui a donné plus de mal encore, avant qu’il s’aperçoive, pour finir, qu’elle n’avait pas été fermée.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 173.

Cécile Carret, 4 août 2012
personnellement

Je vous invite à regarder cet homme comme celui qui connaît personnellement toutes les lisières d’arbres, tous les buissons et tous les poteaux d’Europe.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 167.

Cécile Carret, 22 juin 2013
béatitude

Un jour, à Stade, j’observai une béatitude accompagnée d’un sourire clandestin sur le visage d’un gaillard qui était heureusement parvenu à conduire ses porcs dans un abreuvoir où ils n’allaient guère volontiers d’habitude, expression dont je n’ai jamais revu la semblable depuis.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 190.

David Farreny, 5 déc. 2014
idée

C’est bien la première fois qu’en rêve je copule avec un homme ; très désagréable, d’autant que celui-ci puait le tabac ; il avait une gueule virile, mal rasée, mais une poitrine naissante de jeune fille à laquelle je tentais vainement de me raccrocher, — j’avais du mal à tenir une érection dans ces conditions. Tout cela donne une idée du chaos psychique dans lequel on nage.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 118.

David Farreny, 3 mars 2015
âme

L’impalpable épiphanie du rien : cela seul m’aura requis ici-bas.

L’intellect tendu à l’extrême requiert le mode aphoristique. La brièveté est l’âme de l’esprit.

Roland Jaccard, « 7 novembre 1991 », Journal d'un homme perdu, Zulma, p. 227.

David Farreny, 28 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer