Dilemme : le fusil ou le travail.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 24.
Cauchemar de l’escalier. — De l’entresol au cinquième, tout entier, devenu une bête, l’escalier se recroqueville, et moi qui au deuxième fumais une « Abdullah ».
Henri Michaux, « Mes rêves d’enfant », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 63.
On m’a raconté que, de l’instant où j’ai eu l’usage de l’alphabet, la moindre sortie tournait au cauchemar. Pas moyen de m’arracher au laborieux déchiffrement des inscriptions moulées dans les plaques d’égout – Fonderie Puydebois, ça m’est resté – ou peintes sur de petits écriteaux en tôle émaillée, fichés dans l’herbe du parc. Ils stipulaient qu’il était interdit de marcher sur la pelouse, que les chiens devaient être tenus en laisse et les papiers jetés dans les corbeilles « ad hoc ». Il paraît que ça n’allait plus du tout. Impossible de m’entraîner. Je butais sur « ad hoc ». Il y avait une faute ou alors, contrairement à ce que j’avais cru, l’écrit continuait de m’échapper. Quelqu’un, qui n’était pas plus avancé que moi, a déclaré que c’était de l’américain et j’ai consenti à repartir, à regret.
Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 28.
Au sortir de l’adolescence s’ouvre un intermède décevant auquel on ne conçoit pas de fin. Une fois encore, j’aurais eu besoin, j’ai attendu qu’on me dise. Le dépit de me découvrir embarrassé de termes empruntés, inopérants sur les choses concrètes, rétives de toujours, pour cuisant qu’il fût, m’aurait moins affecté si je l’avais su inévitable, peut-être passager. J’aurais laissé à celui que je serais ultérieurement devenu le soin d’une opération que j’avais crue toute simple et qui ne l’était pas. J’avais cédé une année de la seule vie qui vaille, puis deux puis d’autres, encore, au terme de quoi je comptais que le chapitre obscur par où j’ai commencé serait expliqué. Je saurais. Je serais libre. Je m’établirais à l’endroit où j’attendais, en quelque sorte, ma propre venue.
Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, pp. 76-77.
La phrase de Chateaubriand : « Je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité ne soit advenue » (l’égalité des temps futurs), nous nous la répétons, Hélène et moi, tous les jours.
Paul Morand, « 10 juin 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 72.
je vis les noirs martinets
tourner dans un ciel d’orage
en criant criant mais n’est-
ce pas d’un sombre présage ?
au matin j’étais à Vienne
sur le Rhône un aigle noir
labourait l’air de ses pennes
pour revoir Montélimar
mais soudain il dériva
comme un cerf-volant qui casse
sa ficelle et s’en reva
vers de plus vastes espaces
William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.
Pour notre consolation, la disproportion du monde semble n’être que d’ordre numérique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 453.
Je n’oppose plus, comme avant, les fêtes auxquelles j’ai pris part à celles qui m’ont échappé : là comme ici, la vie fait résonner le même silence.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 110.
Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.
Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.
Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.