reposer

Il faut choisir : se reposer ou être libre.

Thucydide.

David Farreny, 23 mars 2002
limite

Les Mages haïssent nos pensées en pétarade. Ils aiment demeurer centrés sur un objet de méditation. Ces objets sont au plus intime, au plus épais, au plus magique du monde.

Les premiers, non les principaux, sont au nombre de douze, savoir :

Les primordiaux crépusculaires.

La chaîne molle et le nombre nébuleux.

Le chaos nourri par l’échelle.

L’espace poisson et l’espace océan.

Le trapèze incalculable.

Le chariot de nerfs.

L’ogre éthérique.

Le rayon de paille.

Le scorpion-limite et le scorpion complet.

L’esprit des astres mourants.

Les seigneurs du cercle.

La réincarnation d’office.

Sans ces élémentaires notions de base pas de communication véritable avec les gens de ce pays.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 102-103.

David Farreny, 14 avr. 2002
moralité

Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail psychologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe).

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 692.

David Farreny, 5 déc. 2004
comment

Je conduis Jean à la séance de judo, tire Paul de la crèche, reviens au gymnase, plie du linge, prépare le dîner, surveille les petits. Comment acquérir de nouvelles lumières, plus de raison ?

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 mai 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 203.

David Farreny, 14 mars 2006
secret

L’eau fuit avec des froissements de couleuvre, tinte, dans sa hâte, contre les pierres, écume légèrement contre sa rive, profère des paroles que j’ai failli comprendre, qu’il a tenu à un imperceptible défaut d’articulation de sa part ou d’attention de la mienne, que je n’entende. Une bouche humide a formé, à trois pas, les mots qui contenaient à n’en pas douter un grand secret. J’ai surpris la voix de la terre rêvant tout haut mais notre désaccord foncier, le mauvais vouloir, l’hostilité qu’elle nous a marqués, d’emblée, à nous qui pourtant étions ses enfants, n’a pas permis que j’en recueille le dire, que je sois introduit, trop passager, périssable, sans doute, à de profondes, d’éternelles vérités.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 14.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
branle

Il est toujours très difficile de se couper de tout. Ne fût-ce qu’un lundi matin, quand toutes et tous, après un café trop fort avalé debout, ayant passé sous le joug une tête bouffie, se sont rués sur manettes et boutons pour que reprenne sans faute le branle absurde.

Le monde non utilitaire en reste comme hébété. Secoué de vrombissements sourds, il fait de la présence ; il dérangerait presque, sa mauvaise conscience est certaine. J’ai pour ma part « en charge » quelques toits de bâtiments publics, un énorme tilleul, et une petite portion de la rive droite du canal du Berry.

Bien sûr ce n’est pas une profession, ni même une activité. Mais je les assure d’une bienveillance, d’une humaine connivence. Deux hectomètres plus loin, quelqu’un d’autre prend le relais. Sans doute une vieille sur une chaise dépaillée, ou bien quelque grand fils trentenaire qu’on dit déficient intellectuel léger.

Jean-Pierre Georges, « En charge », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 20.

David Farreny, 31 mars 2008
fini

Une vache ne se mord jamais la queue.

Une vache se borne au fini, à l’insistant et chatoyant fini.

Elles auraient pu au moins nommer la couleur verte.

Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., p. 45.

David Farreny, 6 mai 2008
retrouver

Peut-être faut-il se sentir pauvre pour retrouver cette âme en soi, celle qui n’aime pas le vide.

Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (22 novembre 1969) », Il faut partir, Fayard, p. 247.

David Farreny, 21 août 2008
heureux

Combien de temps ces pays resteront-ils proposés au regard dans leur presque intacte, tranquille et discrète splendeur, au rêve et au pas ? Il n’y a qu’en Espagne, dans les solitudes de la Haute-Castille, qu’on échappe à ce sentiment constant que la beauté du paysage est forcément un crépuscule, un mirage qui va se dissoudre, un dernier instant de bonheur. Comme nous étions heureux, R. et moi, dans Gormaz, courant d’une brèche à l’autre des murailles, pour voir le Duero s’enrouler au pied de la forteresse ! Mais le savions-nous bien ?

Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L..

David Farreny, 8 juin 2009
sauf

Le public, au fond, c’est comme le peuple dans la démocratie, un « grand animal » difficile à manœuvrer ; il faut s’y prendre tantôt par la ruse, tantôt par la force ; exercer sur lui ce que la vieille rhétorique appelait captation benevolentiae, « l’effort pour se concilier la bienveillance ». Le Castor y répugne, par droiture, par honnêteté, et aussi parce que sa conviction profonde est que la vérité n’a pas à être acceptée ou refusée : la vérité s’impose d’elle-même, et impose par sa nature propre l’adhésion — sauf évidemment à ceux qui sont de « mauvaise volonté » ou de « mauvaise foi ».

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 484.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
lampe

L’obscurité de la lune invisible. Les nuits à peine un peu moins noires à présent. Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 54.

David Farreny, 18 mai 2011
architectonique

Aggravant le tourment et ne servant à rien, la pensée érigée en juge se tourmentait pour s’élever à travers les souffrances. Comme si, dans la maison qui va être définitivement la proie des flammes, le problème architectonique fondamental était posé pour la première fois.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 422-423.

David Farreny, 8 nov. 2012
estival

Il fit une partie d’échecs avec lui-même, laissa « l’autre » gagner. Par les battants de fenêtre ouverts on entendait la rivière qui coulait rapide, invisible derrière la digue, de concert avec le crissement des grillons, des trilles, plutôt, bruit qui ne cessait de s’élever du talus, de sortir du sous-bois, des trous de terre, le plus estival des bruits.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 53.

Cécile Carret, 21 juil. 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer