chaînes

Pour la plupart, nous apprécions l’amour de nos semblables, au titre de reconnaissance nécessaire ou de divine surprise. Nous avons été élevés pour ça, d’une façon ou d’une autre, selon la voie du manque ou celle du trop-plein, peu importe, au bout du compte nous aimons être aimés, et nous aimons aimer, à tort et à travers et à nos dépens, mais enfin avec entêtement, avec récidive et avec préméditation. L’amour nous plaît, son bruit de chaînes et ses fruits de saison. Et tant mieux. Rien n’est plus désolant que de détester l’amour.

Marie Desplechin, Sans moi, L’Olivier, p. 10.

Élisabeth Mazeron, 3 sept. 2002
mécanique

J’ajoute que cette passion ne s’appliquait pas à la haute montagne ; celle-ci m’avait déçu par le caractère ambigu des joies pourtant indiscutables qu’elle apporte : intensément physique et même organique, quand on considère l’effort à accomplir ; mais cependant formel et presque abstrait dans la mesure où l’attention captivée par des tâches trop savantes se laisse, en pleine nature, enfermer dans des préoccupations qui relèvent de la mécanique et de la géométrie. J’aimais cette montagne dite « à vaches » ; et surtout, la zone comprise entre 1400 et 2200 mètres : trop moyenne encore pour appauvrir le paysage ainsi qu’elle fait plus haut, l’altitude y semble provoquer la nature à une vie plus heurtée et plus ardente, en même temps qu’elle décourage les cultures.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 405.

David Farreny, 29 nov. 2003
historique

La neige sur les toits millier de pages

une bande d’étourneaux les notes de Satie

une à une dans l’hiver comme un pincement

les années qui s’ébattent s’emboutissent

déferlement d’inclassables saisons. Cette

promenade toujours refusée par l’Amour menu !

Le coteau n’était-il pas de neige lui aussi

cela devient historique mais vivrais-je cent ans

que rien de plus ne sortirait de ce petit

cadavre. Enfin Jeanne souvenez-vous, Chinon ?

Jean-Pierre Georges, Dizains disette, Le Dé bleu, p. 76.

David Farreny, 18 juin 2008
échappée

Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.

Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.

Élisabeth Mazeron, 31 mars 2010
possibilité

Il n’y a pas plus de droit à l’amour que de droit au bonheur. À peine a-t-on un droit à la recherche ou à l’attente de l’amour. Parce que l’amour n’est pas une conséquence inévitable de notre nature, seulement une possibilité, on peut concevoir des vies sans amour ou destituées de l’amour. On rencontre de telles vies, de tels personnages, dont le maintien et le débit de parole suggèrent que l’amour n’est pas venu leur donner la grâce des gestes et de la pensée. On peut devenir tel ou le rester. On dirait qu’une partie de leur corps et de leur âme est restée brute, ne connaissant des relations entre humains, par lesquelles les comportements se polissent et s’adoucissent, que l’affrontement, l’agression, ou le maintien à distance.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 18.

Cécile Carret, 13 mars 2011
honte

Dans cette maison régnait une agitation continuelle, des portes claquaient toujours quelque part, des couvercles ou des ustensiles tombaient dans la cuisine, ailleurs on traînait un meuble, ou bien ma mère appelait d’une extrémité de la maison où on ne la soupçonnait pas l’instant d’avant, et les gens qui passaient dans l’allée se demandaient d’où ça sortait. C’était une de ces occasions où j’avais honte d’elle et honte d’en avoir honte.

Dans tout ce qu’elle faisait, c’était comme si elle se devançait elle-même, comme si sans cesse une image à laquelle elle voulait absolument satisfaire fuyait devant elle. Elle pédalait trop vite pour arriver à la gare et s’affalait horizontalement tout à travers la place et c’était, croyais-je, moi qu’on regardait. Elle portait trop lourd et ses filets craquaient en plein village et voilà tous les habitants, dos courbé, en train de ramasser des pommes. Il y avait toujours quelqu’un pour voir ou pour entendre. Tout le village savait ce qui se passait chez nous, qu’il fallait garder les fenêtres ouvertes, qu’il fallait toujours respirer à fond et que les jardins étaient faits pour que les enfants y jouent.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
vêtement

Seul l’amour pouvait m’amener à vouloir être quelqu’un d’autre, et encore n’était-ce que dans l’exultation sensuelle ; pour le reste, la vie d’autrui ne nous paraît le plus souvent qu’un vêtement sale ou, si elle nous intéresse, c’est pour nous demander comment on pourrait être autrui, comme moi qui, cette nuit-là, voulais savoir comment on peut être suédois, et mon imagination ne trouvant de réponse que dans le respectueux désir que, las et seul, j’avais eu que mon hôtesse me prenne dans ses bras, me serre contre elle, murmure à mon oreille des mots qu’aucune femme n’avait encore prononcés et que je ne connaissais que par les livres.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 371.

David Farreny, 27 sept. 2012
goût

Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature : celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 205.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
devenir

Faire croire à des gens d’esprit que nous sommes ce que nous ne sommes point est plus difficile, dans la plupart des cas, que de devenir vraiment ce que l’on veut paraître.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 283.

David Farreny, 13 janv. 2015
langueur

L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.

David Farreny, 14 mai 2024

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