public

Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce.

Søren Kierkegaard, « Diapsalmata », Ou bien... Ou bien..., Gallimard, p. 27.

Guillaume Colnot, 28 août 2003
ménage

Combien souvent en ces heures interminables, quoique courtes en fait, de l’expérience du terrible décentrage, combien souvent n’a-t-il pas songé à ses frères, frères sans le savoir, frères de plus personne, dont le pareil désordre en plus enfoncé, plus sans espoir et tendant à l’irréversible, va durer des jours et des mois qui rejoignent des siècles, battus de contradictions, de tapes psychiques inconnues et des brisements d’un infini absurde dont ils ne peuvent rien tirer.

Il sait maintenant, en ayant été la proie et l’observateur, qu’il existe un fonctionnement mental autre, tout différent de l’habituel, mais fonctionnement tout de même. Il voit que la folie est un équilibre, une prodigieuse, prodigieusement difficile tentative pour s’allier à un état disloquant, désespérant, continuellement désastreux, avec lequel il faut, il faut bien que l’aliéné fasse ménage, affreux et innommable ménage.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 96.

David Farreny, 21 oct. 2005
veux

Je descends de la lande, j’ai vu les digues de dessus et la mer au-delà des digues. J’ai vu en haut de la rue Monte-à-regret les crânes bien farcis de terre, sans le moindre souvenir d’amour, sans le moindre désir de mer. J’ai cru mourir dans la côte, mon corps était un puits où mes yeux voulaient se jeter. Je descends lentement, très lentement, que chaque fleur exhale sa bonté. Les collations sont douces au fond des cafés, je ne comprends rien à rien, je sais qu’on ne peut se faire à la puanteur des images mortes dans l’œil de mouton, je sais aussi que le malheur même est fragile. Je descends vers la ville, je vois l’octroi, je veux aimer.

Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine.

David Farreny, 28 déc. 2008
si

Vrai j’en suis si content de ce que si ici parfois il y a des cafards dans le manger, chez toi il y a femme et enfant.

Vincent van Gogh, « Saint-Rémy-de-Provence, août-septembre 1889 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 517.

David Farreny, 2 juil. 2009
exacte

Toute propriété du langage étant impossible, l’écrivain et l’homme privé (quand il écrit) sont condamnés à varier d’emblée leurs messages originels, et puisqu’elle est fatale, à choisir la meilleure connotation, celle dont l’indirect, parfois fort détourné, déforme le moins possible, non pas ce qu’ils veulent dire, mais ce qu’ils veulent faire entendre […]. L’écriture est en effet, à tous les niveaux, la parole de l’autre, et l’on peut voir dans ce renversement paradoxal le véritable « don » de l’écrivain ; il faut même l’y voir, cette anticipation de la parole étant le seul moment (très fragile) où l’écrivain (comme l’ami compatissant) peut faire comprendre qu’il regarde vers l’autre […].

L’originalité est donc le prix dont il faut payer l’espoir d’être accueilli (et non pas seulement compris) de qui vous lit. C’est là une communication de luxe, beaucoup de détails étant nécessaires pour dire peu de choses avec exactitude, mais ce luxe est vital, car dès que la communication est affective (c’est la disposition profonde de la littérature), la banalité lui devient la plus lourde des menaces. C’est parce qu’il y a une angoisse de la banalité (angoisse, pour la littérature, de sa propre mort) que la littérature ne cesse de codifier, au gré de son histoire, ses informations secondes (sa connotation) et de les inscrire à l’intérieur de certaines marges de sécurité. Aussi voit-on les écoles et les époques fixer à la communication littéraire une zone surveillée, limitée d’un côté par l’obligation d’un langage « varié » et de l’autre par la clôture de cette variation, sous forme d’un corps reconnu de figures ; cette zone — vitale — s’appelle la rhétorique, dont la double fonction est d’éviter à la littérature de se transformer en signe de la banalité (si elle était trop directe) et en signe de l’originalité (si elle était trop indirecte). Les frontières de la rhétorique peuvent s’agrandir ou diminuer, du gongorisme à l’écriture « blanche », mais il est sûr que la rhétorique, qui n’est rien d’autre que la technique de l’information exacte, est liée non seulement à toute littérature, mais encore à toute communication, dès lors qu’elle veut faire entendre à l’autre que nous le reconnaissons : la rhétorique est la dimension amoureuse de l’écriture.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 277-278.

David Farreny, 12 sept. 2009
nécessité

Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.

Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.

Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?

Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.

David Farreny, 1er oct. 2009
tut

« Pour un acquittement réel toutes les pièces du procès doivent se trouver anéanties, elles disparaissent totalement, on détruit tout, non seulement l’accusation mais encore les pièces du procès et jusqu’au texte de l’acquittement, rien ne subsiste. Il en va autrement dans le cas de l’acquittement apparent. L’acte qui le statue n’introduit dans le procès aucune autre modification que celle d’enrichir les dossiers du certificat d’innocence, du texte de l’acquittement et de ses considérants. À tous autres égards la procédure se poursuit. On continue à la diriger vers les instances supérieures et à la ramener dans les petits secrétariats comme l’exige la continuité de la circulation des pièces dans les bureaux, elle ne cesse ainsi de passer par toutes sortes de hauts et de bas avec des oscillations plus ou moins amples et des arrêts plus ou moins grands… On ne peut jamais savoir le chemin qu’elle fera. À voir la situation du dehors on peut parfois s’imaginer que tout est oublié depuis longtemps, que les papiers sont perdus et l’acquittement complet ; mais les initiés savent bien que non. Il n’y a pas de papier qui se perde, la justice n’oublie jamais. Un beau jour — personne ne s’y attend — un juge quelconque regarde l’acte d’accusation, voit qu’il n’a pas perdu vigueur et ordonne immédiatement l’arrestation. […] Alors évidemment adieu la liberté.

— Et le procès recommence à nouveau ? demanda K. presque incrédule.

— Évidemment, répondit le peintre, le procès reprend, mais il reste toujours la possibilité de provoquer un nouvel acquittement apparent ; il faut alors recommencer à ramasser toutes ses forces ; on ne doit jamais se rendre. »

Peut-être le peintre avait-il dit ces derniers mots sous l’impression du découragement que K. commençait à marquer.

« Mais, demanda K. comme pour aller au-devant de certaines révélations éventuelles du peintre, le deuxième acquittement n’est-il pas plus difficile à obtenir que le premier ?

— On ne peut rien dire de précis à cet égard, répondit le peintre. Vous pensez peut-être que les juges sont influencés en faveur de l’accusé par la seconde arrestation ? Il n’en est rien. Au moment de l’acquittement, les juges avaient déjà prévu cette seconde arrestation. Elle ne les influence donc pas. Mais leur humeur peut s’être transformée, une foule d’autres motifs avoir changé leur opinion sur le cas, il faut donc s’adapter aux nouvelles circonstances pour obtenir le second acquittement ; aussi demande-t-il en général autant de travail que le premier.

— Et il n’est quand même pas définitif non plus ? dit K., niant déjà lui-même d’un mouvement de tête.

— Évidemment, dit le peintre, après le second acquittement vient la troisième arrestation, après le troisième acquittement la quatrième arrestation, et ainsi de suite. Cela tient à la nature de l’acquittement apparent. »

K. se tut.

« L’acquittement apparent, dit le peintre, n’a pas l’air de vous paraître avantageux ? Peut-être préféreriez-vous l’atermoiement illimité. Dois-je vous expliquer le sens de l’atermoiement illimité ? »

Franz Kafka, « Le procès », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 402-403.

David Farreny, 21 avr. 2011
cerisier

Voici un cerisier sur leur chemin et ses mille têtes réduites d’apoplectiques suspendues aux branches par leur dernier cheveu, le sang presque noir déjà affleurant et comme pulsant sous le fin tégument de leur peau tendue, luisante, et qui semblent appeler la dent du carnassier plus que le bec du sansonnet.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 70.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
île

ÎLE est un pronom personnel transgenre. Pour le ou la naufragé(e), la solitude sera moins cruelle.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 57.

Cécile Carret, 4 fév. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer