immoralité

Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie ? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Robert Laffont, p. 256.

David Farreny, 22 mars 2002
temps

Freins. De plus en plus de freins. Je mets du temps, beaucoup de temps dans ma stupeur pour remarquer ma stupeur.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 925.

David Farreny, 26 juin 2004
saturation

Va, tant qu’il est possible, jusqu’au bout de tes défaites, jusqu’à en être écœuré. Alors, la magie partie, les restes — il doit y en avoir — ne t’abîmeront plus. Voilà comment en sortir, si tu veux en sortir. Si tu y tiens vraiment. Saturation. Avant, tu ne peux rien de définitif, ni par la contemplation ni par la critique. Et après, quasiment plus de problème.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1068.

David Farreny, 7 août 2006
temps

La question morale par excellence, on l’a souvent noté, c’est celle de l’emploi du temps.

Elle résume et elle implique toutes les autres. Ce qu’un individu décide de faire du temps qui lui est imparti sur la terre, de ses années, de sa journée, des heures de ses journées, et la façon dont il les répartit, le poids respectif qu’il choisit de donner, et qu’il donne effectivement, à telle ou telle activité, à tel ou tel ordre de labeur, de plaisir, d’exercice ou d’étude : pareils choix engagent la totalité de son sentiment des valeurs.

Encore faut-il, bien sûr, que le temps lui-même soit une valeur, pour celui qui le gère […]. Dis-moi à quoi tu passes ton temps, je te dirai ce que tu vaux — mais ce que tu vaux devant Dieu, ou devant les hommes, ou devant la sagesse, les siècles, la poésie, la conscience d’être ; non pas ce que tu vaux sur le marché du travail…

Et pourtant si, un peu, aussi.

Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 48.

Cécile Carret, 27 mars 2007
agonie

Le visqueux est l’agonie de l’eau ; il se donne lui-même comme un phénomène en devenir, il n’a pas la permanence dans le changement de l’eau, mais au contraire il représente comme une coupe opérée dans un changement d’état. Cette instabilité figée du visqueux décourage la possession. L’eau est plus fuyante, mais on peut la posséder dans sa fuite même, en tant que fuyante. Le visqueux fuit d’une fuite épaisse qui ressemble à celle de l’eau comme le vol lourd et à ras de terre de la poule ressemble à celui de l’épervier.

Jean-Paul Sartre, « De la qualité comme révélatrice de l’être », L’être et le néant, Gallimard, p. 669.

David Farreny, 19 nov. 2008
culture

Je forcerais à peine ma conviction en écrivant qu’« il n’y a d’histoire que de la noblesse » — et encore pourrait-on remplacer dans cette phrase le mot histoire par le mot culture. La culture, c’est l’histoire de la noblesse des idées, des œuvres, des gestes, des sentiments et des arts ; et c’est aussi, inséparablement, la chronique des ancêtres, et de leurs propres gestes et de leurs sentiments. S’il n’y a plus d’ancêtres, plus de noblesse, plus d’histoire, plus de gestes et de geste, il n’y a plus de culture — à moins, bien entendu, et comme nous le voyons faire parmi nous, d’appeler culture ce qu’il y a.

Renaud Camus, « lundi 30 mai 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, p. 281.

David Farreny, 17 janv. 2009
limite

A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.

Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 21 mai 2009
baroques

Louise ne sourit pas. Elle se lasse. Le va-et-vient, les couleurs agitées, les éclairages multicolores à toutes hauteurs, les allumages en transe, les néons qui s’éteignent, se répondent, clignent, clignotent, se réverbèrent, miroitent, se reflètent sur la chaussée qui les reçoit, les renvoie. Lumières en courses folles. Inintelligibles signaux sans ordres déclenchés. Fusées baroques d’une guerre inconnue. De bas en haut. De haut en bas. Mécanique régulière, verticale, mouvement, pluie perpendiculaire. Sur la foule hâtive en tous sens horizontale et déformée.

— Vertigineux, murmure Louise, allons donc nous asseoir, je n’en peux plus. Regarde donc ces mouvements perpétuels entrecroisés.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 45.

Cécile Carret, 18 mars 2010
interstitiel

Je suis en train d’étendre la lessive, derrière la maison, qui jouxte un bois communal, en fin d’après-midi. Il se produit un froissement et l’épais roncier, tout près, s’ouvre sur une énorme bête noire – le mot est venu tout seul, tout bas – qui s’immobilise à dix pas de moi, une chemise mouillée à la main, la pince à linge dans l’autre. L’animal me jette un regard, marque un temps d’arrêt, puis me jugeant inoffensif, négligeable, se met à trottiner sur les petits sabots qui lui font une démarche de ballerine mais qui, au lieu d’un corps élancé, nimbé de taffetas blanc, serait encombrée d’une lourde carcasse en forme de coin, hérissée de longs poils rêches et pourvue, avec ça, d’une paire de fortes défenses jouant sur les grès. J’ai pensé que mon visiteur allait s’évanouir aussi soudainement qu’il avait surgi, que le temps interstitiel, latéral ou rêvé qui nous remet en présence des bêtes, était déjà écoulé. Pas du tout. Il faisait des pointes autour du fourré, reprenait sa danse et j’ai fait la même constatation qu’avec le chevreuil que j’avais tenu, lui, en joue, avant de le laisser aller. La même créature d’un noir intense, comme encrée ou taillée dans de la nuit, adoptait, l’instant d’après, la teinte terne du sous-bois. Le quintal de muscles, au bas mot, qu’elle pesait, s’était évanoui. Puis l’œil, qui projetait un peu au hasard sa forme sauvage, devant lui, la voyait se remplir un peu plus loin, affairée, comique, obstinée. L’animal a tourné un quart d’heure sous mon nez. J’ai pensé qu’il allait se bauger dans les ronces, qu’on passerait la nuit à quelques pas l’un de l’autre, en paix. Mais quelque chose ne lui convenait pas. Il a grogné puis, sans hâte, s’est perdu dans le sous-bois. Voilà.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 46.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
sous

Windisch est dans la cour. Le chat est couché sur les pierres. Il dort. Sous une couverture de soleil. Son visage est mort. Son ventre respire doucement sous la fourrure.

Herta Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Maren Sell, p. 85.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
rétifs

Alors que les pigeons, parfois, se montrent absurdement rétifs quand Gregor les recueille de tout son cœur, se rebiffant bec et ongles au point de le blesser, alors qu’ils se débattent comme une vieille dame qu’on veut aider à traverser la rue quand elle ne vous a rien demandé, il n’a aucune peine à s’emparer de celui-ci.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 153.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
anciens

On se nourrit des anciens et des habiles modernes ; on les presse, on en tire le plus que l’on peut, on en renfle ses ouvrages ; et quand l’on est auteur, et que l’on croit marcher tout seul, on s’élève contre eux, on les maltraite, semblables à ces enfants drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice.

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 207.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
placements

En fin de soirée, Julie, au milieu du grand salon, sans que personne ne s’en rende compte, est entrée dans une sorte de résonance étrange avec la position matérielle des invités : un savoir intime et singulier de la place qu’occupait chacun dans un groupe de deux ou trois au plus, de la place de ce groupe par rapport à un autre, et enfin des groupes par rapport au volume de la pièce où ils se trouvaient, lui commandait de se placer là, puis là pour soulager le vide restant. Et elle s’est mise, sans prendre appui sur le regard de quiconque pour s’en approcher ou s’en éloigner, sans faire semblant de discuter, à boucher les trous. Elle se disait là-bas, ce n’est pas équilibré, ils sont deux, je vais me mettre là pour compenser la masse des quatre de la porte, hop ! et le vide n’était plus vide. Elle s’est déplacée souplement vers la droite du tapis qui faisait face à un sofa, puis a gagné l’aire définie par le lustre, est revenue vers les fenêtres, s’est portée ensuite vers la cheminée, chaque fois pour combler les carences, incalculables mentalement, et réorganiser le ballet toujours mouvant des placements de chacun sur le sol, dont elle jaugeait, avec une acuité presque joyeuse, le déficit. Elle se sentait le pivot harmonieux et discret, le chaînon souple et équilibrant de la respiration des invités dans la pièce. À la fois peintre du tableau et personnage de l’œuvre en cours. C’est tout ce qu’elle voulait en fin de soirée, boucher les trous, écouter, sans plus participer, sans nuire à Edgar. Un dédommagement.

Il est venu la tirer de son charme chorégraphique vers vingt-trois heures trente pour rentrer.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 130.

Cécile Carret, 19 mars 2014

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