intérêt

Quand la vérité n’a pas grand intérêt, le mensonge est légitime.

Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, p. 57.

David Farreny, 14 avr. 2002
aveu

Priape. Son pantalon dépenaillé masque mal — l’usure valant pour un aveu — l’obstination rigoureuse de son membre. Faut-il songer à l’épouvantable sujétion qui régente la vie de cet homme, causée par l’impuissance de ces bures, robes, justaucorps, pantalons, portés au fil des siècles, à dissimuler la turgescence qui l’accable ? Dans les époques anciennes, ce signe distinctif était perçu avec davantage de tolérance. On désignait Priape au moyen de ce sobriquet : « Dru-dans-le-pantu », qui lui rendait sa condition supportable.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 178.

David Farreny, 15 nov. 2002
maître

Les buissons d’un minuscule jardin sont devenus si hauts et si touffus qu’on peut à peine se glisser jusqu’au croisement des deux courtes allées. Un escalier aux marches descellées descend vers une pièce d’eau couverte de morènes. Noirceur du labyrinthe de poche, longues ombres des deux vieux cyprès, soleil pâle — je n’aime rien tant que ces maisons abandonnées et leurs jardins solitaires, dont je suis le maître par amour, par attention, par absence au monde, le temps d’un allongement sur la murette. Même les chiens paraissent entendre des voix éteintes, et les rires d’enfants morts. Ils s’avancent sur la pointe des pattes, comme si à tout instant quelqu’un allait pousser les volets et s’étonner de leur présence, et de la mienne.

Mais non, nous sommes bien seuls.

Renaud Camus, « mardi 10 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 69.

David Farreny, 22 fév. 2004
existence

Des professeurs parlent de la difficulté qu’ils rencontrent à faire leur métier face à des classes dont les effectifs sont à quatre-vingt-dix pour cent composés d’étrangers ou d’enfants d’étrangers — mais bien entendu ces classes-là ne sont sans doute pas, elles, majoritaires…

Contre-épreuve, on voit aussi quelques images de la rentrée des classes en Suède : là-bas tous les enfants ou presque sont de type emphatiquement “suédois” ; tandis qu’il est désormais tout à fait impossible, évidemment, et pour des raisons d’ordre divers, de parler d’enfants de type “français”.

Dommage, c’était un type que j’aimais — pas plus que les autres, d’ailleurs : mais j’aimais son existence.

Renaud Camus, « mercredi 4 septembre 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 412.

David Farreny, 3 juil. 2005
flasque

J’aime ces doublets qui reparaissent éternellement aux points les plus divers de l’érudition flasque, pur discours que ne touche pas l’instance de la valeur : Silvestre de Sacy, Scipion du Roure, Langle de Cary, Paty de Clam, Benoît d’Azy, Hutin-Desgrées du Loup et jusqu’à Ribadeau-Dumas. Il y a là tout un pan effondré du discours bourgeois ; debout il m’exaspérerait, mais j’en reconnais toujours avec plaisir les fragments épars.

Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 427.

David Farreny, 9 août 2005
désœuvrement

Les champions de l’art actuel ont épuisé leurs dernières cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d’être aussi obtus que les spectateurs du siècle passé lorsqu’ils riaient de Manet ou de Cézanne, et s’opposaient à l’érection du Balzac de Rodin. Ils n’ont fait que poursuivre une opération de chantage et d’intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes d’autrefois (de l’époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un sens), s’ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où ils devaient être, c’est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour l’émancipation, c’est que ceux qui s’occupent des avant-gardes d’aujourd’hui sont d’abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide, émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l’art contemporain mènent une nouvelle guerre de l’opium pour faire accepter comme œuvres d’art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes et des femmes qui ne s’intitulent artistes que par désœuvrement.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 75-76.

David Farreny, 19 janv. 2008
souffrance

Ici, en plein soleil, sur ce lieu non identifiable d’un parcours touristique, sans doute aucune pensée en elle au-delà de la bulle familiale qu’ils promènent de paradors en bars à tapas et sites historiques trois étoiles du guide, dans la 305 Peugeot dont ils ont peur de retrouver les pneus crevés par l’ETA. Dans ce huis clos à l’air libre, momentanément débarrassée du souci multiforme dont son agenda porte les traces elliptiques — changer draps, commander rôti, conseil de classe, etc. — et de ce fait livrée à une conscience exacerbée, elle n’arrive pas, depuis qu’ils sont partis de la région parisienne sous une pluie battante, à se déprendre de sa douleur conjugale, boule d’impuissance, de ressentiment et de délaissement. Une douleur qui filtre son rapport au monde. Elle n’accorde aux paysages qu’une attention lointaine, se bornant à constater, devant les zones industrielles à l’entrée des villes, la silhouette du Mammouth commercial hissée dans la plaine et la disparition des bourricots, que l’Espagne a changé depuis la mort de Franco. Aux terrasses des cafés, elle ne voit que les femmes à qui elle donne entre trente-cinq et cinquante ans, cherchant sur leurs visages les signes du bonheur ou du malheur, « comment font-elles ? ». Mais, parfois, assise au fond d’un bar, regardant ses enfants plus loin en train de jouer avec leur père aux jeux électroniques, elle est déchirée par l’idée d’introduire, en divorçant, la souffrance dans un univers si tranquille.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, pp. 140-141.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
réclamaient

La trentaine est arrivée comme un désastre. Elle a balayé les espoirs, les visées de mes vingt ans. Ce que je ne voyais pas, ne voulais pas admettre, c’est que la seule vie que j’aie eue, le seul monde que j’aie connu — les premiers ; après, ailleurs, je n’ai plus fait qu’étudier — réclamaient. On n’est pas quitte du passé, d’autant moins qu’on ne l’a pas tiré au clair, porté dans la tardive lumière de la conscience dont il était justement privé.

Pierre Bergounioux, « jeudi 20 avril 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 791.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
incendie

toute cigarette finit au cendrier

toute marée se meurt sur la dent du rocher

tout spectacle s’éteint

dans le fracas des strapontins

et même ton souvenir qui s’arme dans cet écrit

finira lui aussi dans la chaleur de l’Incendie

William Cliff, « La Coruña », Marcher au charbon, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 4 sept. 2009
suspens

Il faut comprendre l’extrême recueillement que fut ma vie en ce temps-là — recueillement de la pensée immobilisée dans la stupeur mais aussi recueillement de tous les sens, retirés en eux-mêmes, privés, chaque jour davantage, des stimulations du monde extérieur. Les couleurs s’effaçaient, les volumes s’amenuisaient, les formes s’effondraient. Une ère d’indigence et de restriction avait commencé. Les bruits avaient cessé. L’espace était si blanc que saveurs et senteurs devenaient proprement inconcevables. Même les sensations qui naissent des tensions infimes de l’organisme lorsque celui-ci se jette au-devant de la vie, se trouvaient altérées, tant le suspens de mon corps au-dessus du vide m’obligeait à me ramasser sur mes assises intimes, à seule fin de ne pas m’écrouler. Et j’évitais de toucher les choses, évidemment si menacées et si périssables, comme si, par le contact, leur fragilité risquait de s’infuser en moi.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 67-68.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2010
seul

Il y a un air, ce matin ; je me suis réveillé seul, seul comme à ma naissance, seul, dans l’absolu, c’est-à-dire n’étant plus aimé, attendu, porté par un autre être.

Paul Morand, « 27 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 742.

David Farreny, 23 sept. 2010
volume

Cependant, tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d’une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps dans ce flot de vieux papiers le dos d’un volume précieux ; ébloui, je regarde un moment ailleurs puis je le repêche, je l’essuie à mon tablier, je l’ouvre, je hume le parfum de son texte, je concentre mon regard sur la première phrase et la lis telle une prédiction homérique, et ce n’est qu’après ça que je dépose le livre au sein de mes autres belles trouvailles, dans une caisse tapissée d’images saintes jetées par erreur dans ma cave avec des livres de prières.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 13.

Cécile Carret, 25 avr. 2011

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