épigastriques

Le rire définit un genre, nullement une qualité ; il y a des rires épigastriques qui dérident, il y en a d’autres, viscéraux, qui ébranlent : il faut choisir.

Roland Barthes, « Les trois mousquetaires », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 1014.

David Farreny, 5 déc. 2004
sensibilité

Lorsque je sors, une averse est tombée. Les rues mouillées brillent sous un rayon de soleil, ce qui m’a toujours été désagréable sans que j’en devine la raison. Ce doit être que, soucieux, exagérément, de l’état du ciel et désireux, à l’excès, de constance, d’unité, je me trouve dans le cas de passer brutalement des dispositions assorties à la pluie à celles, opposées, que m’impose le soleil. Ou plutôt, l’éclat du soleil dans la pluie me met dans un état contradictoire, qui m’est pénible. J’aimerais parfois posséder la sensibilité d’un concombre, sur certains points, du moins.

Pierre Bergounioux, « mercredi 30 mars 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 680-681.

David Farreny, 20 avr. 2006
botanique

Je reviens moi-même du midi où j’ai laissé Jacqueline et François V.R. achever août et l’été sur sa chute. Nous avons passé là des jours simplement heureux, confortant nos idées, prolongeant notre inquiétude tard dans les nuits qu’on aime tant qu’on se relève pour en presser les odeurs, les chants, les douceurs, la botanique.

Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (28 août 1966) », Il faut partir, Fayard, p. 223.

David Farreny, 21 août 2008
suffisantes

Au fond, je n’ai pas besoin de pensée, sauf à des fins disons morales ou d’orientation. La sensation, l’émotion, la mémoire et la langue me sont largement suffisantes dans leur mouvement continu de reprise/renouvellement.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 41.

Cécile Carret, 4 mars 2010
bâillante

Dieu sait quel désir avait à ce point levé la terre et les arbres sur la terre et le ciel parfait au-dessus des arbres. L’homme qui croyait savoir, d’expérience et de réflexion, l’essentiel de la vie, n’en revenait pas de la densité de joie qui fixait le temps aux marges infimes de l’éternité. De hautes fleurs bleues balançaient leurs clochettes. Il aurait fallu respirer sans bouger et que, dans les veines, le sang courût sans mouvements. Alors peut-être, proie toute pure de sa ferveur, l’homme eût-il atteint ce qu’il était venu chercher : un souvenir aboli, un mot oublié, un désir inconnu — la vérité dont son être était le fruit égaré, la plénitude de ce qui n’avait guère été jusqu’à présent, chez lui, que le vide, le creux, la vallée bâillante et sans foi.

Claude Louis-Combet, « La tombe à son plus haut point », Rapt et ravissement, Deyrolle, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2010
trajets

Il était rare que j’emprunte la ligne droite pour me rendre quelque part. La raison, je l’ai dit, est que certains endroits me blessaient l’âme sans que je sois en mesure ni de m’en défendre ni même de distinguer la nature précise de l’atteinte qu’ils me portaient, la partie exacte qu’ils lésaient. Ce sont des choses qu’on sent, intensément, à qu’à défaut de les comprendre on peut toujours éviter. C’est pourquoi j’avais arrêté une gamme de trajets d’esquive qui me permettaient d’aller où mes petites affaires m’appelaient sans avoir à verser mon tribut de contrariété, de détresse, parfois, aux puissances mauvaises qui tenaient un tronçon de rue, des arrière-cours, certaines quartiers. À ces cheminements défilés s’ajoutaient au moins trois itinéraires de liesse et de libération dont je n’ai pas pleinement profité parce qu’ils ne desservaient aucun des endroits où, comme par un fait exprès, j’avais à faire. L’un d’eux était le système exigu, compliqué de venelles, de jardinets, de passerelles qui accompagnaient le canal jusqu’à son débouché. Le passage, par moments, se réduisaient en une étroite berme cimentée. C’est là que j’ai surpris, sous très peu d’eau, de grandes carpes couleur de bronze, immobiles. Elles étaient si proches que j’aurais pu les caresser. Je voyais leur bouche s’ouvrir et se fermer, comme les nôtres, quand nous parlons, et j’ai peut-être cru, quelques temps, que, sans l’eau qui les éteignait, leurs paroles nous parviendraient, comme au roi Salomon, jadis, et que bien des choses s’expliqueraient.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 24.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
impossible

— Mon gentil, m’a-t-il dit un jour, pas à la maison, mais, comme ça, dans la rue, après une longue conversation ; j’étais en train de le raccompagner. Mon ami, aimer les gens comme ils sont, c’est impossible. Et pourtant, c’est ce qu’il faut. Et donc, fais-leur du bien, à contrecœur, en te bouchant le nez et en fermant les yeux (surtout ça qui est indispensable). Supporte le mal qu’ils te feront, sans te fâcher dans la mesure du possible, “en te souvenant que, toi aussi, tu es un être humain”. Bien sûr, tu es appelé à être sévère avec eux, s’il t’est donné d’être ne serait-ce qu’un tout petit peu plus doué que la moyenne. Les gens, ils sont vils par nature et ils aiment aimer par peur ; ne cède pas à cet amour-là et n’arrête pas de mépriser. Je ne sais plus où, dans le Coran, Allah prescrit au prophète de regarder les “mutins” comme des souris, de leur faire du bien et de passer devant eux — c’est un peu fier, mais c’est juste. Sache mépriser même quand ils sont bons, parce que, le plus souvent, c’est bien là qu’ils sont moches. Oh mon gentil, c’est en jugeant d’après moi-même que je dis ça ! Il suffit juste d’avoir un peu de cervelle pour ne pas pouvoir vivre sans se mépriser, qu’on soit honnête ou malhonnête, c’est pareil. Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. À mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette humanité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

— Jamais ?

— Mon ami, je veux bien, ce serait un peu stupide, mais ce n’est pas ma faute ; et, comme en créant le monde, on ne m’a pas demandé mon avis, je me réserve le droit d’avoir une opinion sur ce sujet.

Fédor Dostoïevski, L’adolescent (1), Actes Sud, pp. 402-403.

Bilitis Farreny, 16 août 2010
besoin

Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
air

Il tenait en main un plat d’œufs mimosa qu’il a posé sur la table en me saluant. Je l’ai trouvé plus petit que d’habitude avec son plat. Comme il ne disait rien de spécial, et qu’il avait l’air de considérer que je faisais partie des meubles, j’ai dit que j’aimais bien les œufs mimosa. Attends, a-t-il dit, tu vas voir le lapin, et il est retourné vers la cuisine. J’ai cru un instant qu’il allait m’apporter le lapin pour me le montrer, mais ce n’était évidemment pas ça. Je suis resté encore un moment dans la salle à manger, les mains dans les poches, de l’air du promeneur tranquille, mais qui se trouve face à une bifurcation.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 138.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
alevins

Le représentant, un faux jovial à beaux traits de retable. S’excuse d’avance : « Y’aura peu de monde, c’est Pâques, la rentrée des classes. » Je ne lui en demandais pas tant. Malgré quoi les gosses remplissent la salle. Garçons de la Sainte-Trinité, filles de l’Annonciation, et tous les branleurs de la communale. Un parterre d’alevins frétillants qui ne tiennent pas en place.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 58.

Cécile Carret, 18 juin 2012
déplaisent

Je ne peux écrire qu’en touchant à des choses dangereuses, inflammables, et qui déplaisent. Je ne peux écrire qu’en déplaisant à une majorité de gens, puisqu’une majorité de gens me déplaisent.

Philippe Muray, « 23 novembre 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 569.

David Farreny, 3 juin 2015

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