aliéné

Je déteste les drogues. Mes hallucinations habituelles sont bien assez monstrueuses, Hadès en soit loué ! Objectivement considéré, je n’ai jamais vu un esprit aliéné plus lucide, plus solitaire et plus équilibré que le mien.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 148.

David Farreny, 13 avr. 2002
vieillesse

Voici que le soir tombe. J’ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?

On prépare un bain pour moi. Le bruit de l’eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.

J’ai pris mon bain, et j’achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d’argent. Je suis content du maître d’hôtel.

Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la vieillesse du monde grandit sur moi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 87.

David Farreny, 24 avr. 2007
réalité

On vise la réalité, et puis finalement on tire n’importe où.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 65.

David Farreny, 5 juil. 2009
marchandise

J’allais plusieurs fois les trouver pour leur demander à quoi, dans cette fournaise, ils pouvaient encore accrocher leurs convictions. À rien ou presque : pas de prolétariat industriel, de slums, de coolies. Pas de misère voyante mais un océan de petites gens vivant juste au-dessus, dans le besoin, dans une respectabilité râpée et chagrine qui ne les poussait guère à militer. Apôtres sans disciples, une vertu un peu dévernie leur tenait lieu de programme ainsi qu’une aptitude stupéfiante à argumenter infiniment dans la chaleur, à s’énerver en querelles doctrinales avec les partis frères, n’étant ni staliniens, ni maoïstes, ni castristes, ni titistes mais trotskistes depuis plus de vingt ans et, à l’époque, les derniers sans doute. Les raisons de ce choix semblaient avoir entre-temps quitté les mémoires ; ils s’obstinaient pourtant et tenaient beaucoup, c’était clair, à cette doctrine alors presque oubliée. J’avais l’impression qu’en idéologie comme en négoce nous leur avions une fois de plus refilé du vieux stock et que, s’ils s’attachaient si fort à cette marchandise périmée, c’est qu’instruits par l’expérience ils étaient au moins certains que nous n’allions pas la leur reprendre.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 62-63.

David Farreny, 18 oct. 2009
fluait

Cette ville était devenue, pour moi, une expérience spirituelle et la lumière souvent brumeuse qui la baignait me sensibilisait constamment à un ordre de vérité où les choses ne sont ni elles-mêmes ni leur reflet mais se tiennent ailleurs et se diluent en des significations multiples et toujours fuyantes — comme si la lumière était, ici, de nature aquatique et formait l’élément vital de ce qui n’en finit jamais de naître : larves, plancton, sargasses, semences saturniennes. C’était l’indéfini. Et lorsque les brouillards — légendaires — mêlaient, en leur stagnance, la totalité des éléments, la ville et la pensée comme la chair et son souffle ne se dissociaient plus : dans la profondeur de son inertie, le cœur unique de toutes choses fluait au-dedans de lui-même. Et moi, comme un atome que l’amour eût noyé, je consentais sans réserve au bercement du temps.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 15-16.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
jour

La rue est indiscutablement belle. La rue est millionnaire. Attirante. Captivante. Ensorcelante. Envoûtante. Louise tire son mari vers les images, les vitrines, les bazars, les arcades, les boulevards, les trottoirs, les éclairages, les conversations au néon, les signaux alarmants, excitants, les sémaphores insolites, les panneaux publicitaires et sensationnels. L’extravagante nuit. Comme-en-plein-jour.

Dans la rue, on croise les autres. Pressés. Inquiets. Avides. Quêtant du regard les cascades de lumière. Les yeux éblouis. Papillotants. Fascinés. Les autres. Des Fernande. Des Louise. Des Marcel. Des André.

La rue tentatrice ouverte à tous gratuitement. La rue spectacle permanent. Sans entrée. Sans sortie. Sans porte. Sans guichet. Châteaux illuminés éclatants. Châteaux du vingtième siècle. Pour les yeux éperdus d’étonnement. Ciel neuf et bariolé. À grands traits dessinés. Vite lu. Vite exploré. Ciel facile. Dans la cire molle de l’esprit paresseux, ciel facilement imprimé.

Comme de vastes écrins béants s’étalent des boulevards brillants.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 37.

Cécile Carret, 18 mars 2010
hors

Elle semble bien comprendre ma question, une question d’homme, celle qui se pose aux lecteurs de La Princesse de Clèves, au moment où l’héroïne, lorsqu’elle se trouve enfin libre de répondre au désir du duc de Nemours, qui l’a si fort troublée, choisit plutôt « le repos ». Il y a une paix de l’intimité solitaire, hors d’atteinte de l’intrusion masculine et en général de l’intrusion, me dit-elle : être chez soi, travailler ou ne rien faire, écouter de la musique, et dont elle évoque un exemple. Ou plutôt une sensation qu’elle éprouve fréquemment, et dont elle essaie de me donner une idée : quand elle va faire des longueurs à la piscine, et que les cheveux et les oreilles étroitement enserrés dans un bonnet, elle-même contenue par l’eau qui l’enveloppe étroitement et l’isole, seule avec le tout d’elle-même, sans dérangement au moins pendant ce temps-là. L’exemple est énigmatique, et suggestif.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 77.

Cécile Carret, 13 mars 2011
fonce

Merde, le con, il est là, dit-il.

En effet, presque en haut, au moment où le plan de son regard rejoint le plan du quai, au ras du sol, il le voit qui est là, bleu et rouge, immobile, avec ses portes grandes ouvertes, ses fenêtres avec ces gens tranquillement assis qui regardent ailleurs, qui attendant, il les voit en même temps qu’il entend le signal :

Laaaaaaaaa.

Tu peux l’avoir, se dit-il. Non. Je te dis que tu peux l’avoir. Je te dis que non. Et moi je te dis que si. Allez, cavale, cavale, t’as le temps. Non. Je te dis que t’as le temps. Et moi je te dis merde. Pauvre con. Vas-y, nom de dieu, tu peux y arriver. Essaie, au moins, une fois dans ta vie, ne laisse pas tomber, tu laisses toujours tomber, défends-toi, bon dieu, allez, vas-y, fonce, fonce, alors il fonce.

Plus que dix mètres à courir.

Laaaaaaaaa.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 4 mars 2012
ici

Quelqu’un qui, venant ici pour la première fois, entendait cet assourdissant carillon et voyait toutes ces marbreries et ces pompes funèbres, pouvait penser qu’ici on ne vivait pas, qu’on ne faisait ici que mourir. À l’intérieur de ces magasins, les commerçants étaient assis près des cercueils, près des dalles funéraires, avec cette foi aveugle au fond d’eux-mêmes qui est celle de tout commerçant, cette certitude que les gens n’ont besoin que de leur marchandise, idée fixe qui non seulement les rendait heureux, mais grâce à laquelle ils s’enrichissaient, élevaient leurs enfants, entretenaient honorablement leur famille. Ákos a regardé par une des vitrines. Les cercueils en métal étaient les uns après les autres, de toutes les tailles, il y en avait même pour enfants, ce qui n’empêchait pas le boutiquier de fumer un cigare, la femme de lire le journal et le chat angora de faire sa toilette dans un cercueil en bois. Ce n’était après tout pas si laid.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 69.

Cécile Carret, 4 août 2012
aubergiste

Les gens se trompent quand ils croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre, c’est celui-là qu’ils font naître, pas des enfants. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive à l’infini.

Thomas Bernhard.

David Farreny, 9 déc. 2014

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