prétexte

Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture : n’absorbant que des produits grossiers, ou jeûnant pendant de longues périodes, aggravant même leur délabrement physiologique par l’usage d’émétiques. Tout est prétexte à provoquer l’au-delà : bains glacés et prolongés, mutilations volontaires d’une ou de plusieurs phalanges, déchirement des aponévroses par l’insertion, sous les muscles dorsaux, de chevilles pointues attachées par des cordes à de lourds fardeaux qu’on essaye de traîner. Quand même ils n’en viennent pas à de telles extrémités, au moins s’épuisent-ils dans des travaux gratuits : épilage du corps poil par poil, ou encore de branchages de sapin jusqu’à ce qu’ils soient débarrassés de toutes leurs aiguilles ; évidement de blocs de pierre.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 38.

David Farreny, 29 nov. 2003
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
fustigé

J’ai longé la clôture jusqu’à ce qu’elle s’interrompe. J’ai continué. Il m’a semblé que le temps glissait plus mal. J’ai poussé plus fort sur mes jambes. La neige était infestée de branches mais c’était prévu, normal. C’étaient les dernières images. Je savais depuis le commencement qu’à la fin je serais fustigé. La fuite recommencée du temps était âpre. J’ai pu observer une pause. Je savais qu’elle ne serait qu’une pause et non un artifice de l’indolence, de l’oubli où l’on voudrait vivre toujours.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 124.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
immensément

Le temps coulait fondu par le feu des fatigues.

Je paressais immensément,

épelant d’A à Z le Larousse prodigue

en faciles enchantements.

Raymond Queneau, Chêne et chien, p. 42.

David Farreny, 4 mars 2008
morts

Ceci nous montre bien ce que nous désirions prouver, c’est que l’autre ne saurait être d’abord sans contact avec les morts pour décider ensuite (ou pour que les circonstances décident) qu’il aurait telle ou telle relation avec certains morts particuliers (ceux qu’il a connus de leur vivant, ces « grands morts », etc.). En réalité, la relation aux morts — à tous les morts — est une structure essentielle de la relation fondamentale que nous avons nommée «  être-pour-autrui  ». Dans son surgissement à l’être, le pour-soi doit prendre position par rapport aux morts ; son projet initial les organise en larges masses anonymes ou en individualités distinctes ; et ces masses collectives, comme ces individualités, il détermine leur recul ou leur proximité absolue, il déplie les distances temporelles d’elles à lui en se temporalisant, tout comme il déplie les distances spatiales à partir de ses entours ; en se faisant annoncer par sa fin ce qu’il est, il décide de l’importance propre des collectivités ou des individualités disparues ; tel groupe qui sera strictement anonyme et amorphe pour Pierre, sera spécifié et structuré pour moi ; tel autre purement uniforme pour moi, laissera paraître pour Jean certaines de ses composantes individuelles, Byzance, Rome, Athènes, la deuxième Croisade, la Convention, autant d’immenses nécropoles que je puis voir de loin ou de près, d’une vue cavalière ou détaillée, suivant la position que je prends, que je « suis » — au point qu’il n’est pas impossible — pour peu qu’on l’entende comme il faut — de définir une « personne » par ses morts, c’est-à-dire par les secteurs d’individualisation ou de collectivisation qu’elle a déterminés dans la nécropole, par les routes et les sentiers qu’elle a tracés, par les enseignements qu’elle a décidé de se faire donner, par les «  racines  » qu’elle y a poussées.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 600.

David Farreny, 26 avr. 2009
trace

La conversation de la vieille M. est pleine d’épaves qui flottent. Du bon vieux chic, des expressions de gouvernante anglaise du début du siècle, du vocabulaire technique ou sportif d’amants qui ont disparu sans laisser d’autre trace, de l’argot vieilli ; des traces de divers passages dans des couches sociales traversées.

Paul Morand, « 29 décembre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 691.

David Farreny, 23 sept. 2010
malaise

Je m’étais beaucoup langui d’elle pendant les trois décennies qui venaient de s’écouler, et, si je voulais conserver des chances de ne pas la perdre de vue, il fallait que je m’incruste coûte que coûte à l’intérieur de ce rêve et que je l’attende. C’était un de ces songes où rien de vraiment effrayant ne se produit, mais où toute minute est vécue avec un fort sentiment de malaise. La ville restait crépusculaire quelle que fût l’heure ; on s’y égarait facilement ; certains quartiers avaient disparu sous le sable, d’autres non. À chaque fois que je regardais ce qui se passait dans la rue, je voyais des oiseaux mourir. Ils descendaient en vol plané, ricochaient sur le bitume avec un bruit pathétique, sans un cri, et, au bout d’un moment, ils cessaient de se débattre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 193.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
découvert

Mais il y a un temps pour les renaissances et un temps pour le renoncement. Maintenant les mots simples, les considérations de bon sens et la sagesse toute faite qui m’importunaient tant quand j’étais plus jeune (« ce n’est plus de ton âge ; si jeunesse savait ; un temps pour chaque chose ; si jeunesse pouvait ») s’imposaient à moi physiquement. […] Il ne me restait plus qu’à affronter à visage découvert, sans dérobade et sans illusion, la dernière échéance, celle qui ôtait tout sens au terme même de solitude. Il n’était plus temps de s’arrêter sur le bord du chemin. Pour la première fois de ma vie, j’ai résisté à l’illusion du recommencement.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 122.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
preuves

Il se sent prisonnier sur cette terre, il est à l’étroit, la tristesse, la faiblesse, les maladies, les idées délirantes du prisonnier éclatent chez lui, aucune consolation ne peut le consoler, justement parce que ce n’est que consolation, douce consolation qui fait souffrir la tête en face du fait brutal de la captivité. Mais si on lui demande ce qu’il voudrait vraiment, il ne peut pas répondre, car — c’est là l’une de ses plus fortes preuves — il n’a aucune idée de la liberté.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 493.

David Farreny, 9 nov. 2012
corrélations

Un rêve bref, au cours d’un sommeil bref et crispé auquel je m’accrochais convulsivement dans un bonheur immense. Un rêve aux ramifications multiples contenant mille corrélations qui, d’un seul coup, s’éclairaient en même temps. Ce qui m’en est resté est à peine le souvenir du sentiment qui formait le fond.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 9 nov. 2012
pourtant

Le temps est irréversible et pourtant je m’approche de ce qui m’a précédé.

Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 17.

David Farreny, 25 août 2013
seul

Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.

Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.

David Farreny, 9 avr. 2016

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