coudre

Cet inapaisable hurlement, des heures, des jours durant, que rien, qu’aucune menace, aucun pourparler n’arrêteront. Ce hurlement sans fin, ce hurlement spécial du vent par vagues et par reprises et damnés crescendos nous provoque, nous oblige nous-mêmes à hurler.

Si encore il y avait une raison, mais impossible d’en trouver une. Cette machine à nous coudre à des fous qui courent et qu’on ne voit pas est la plus haïssable qui soit.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 300.

David Farreny, 13 avr. 2002
dimanche

Promenade rapide, avec Cathy, sur le chemin parallèle à la N306. Une éternité que nous n’avions pas eu un seul instant pour marcher. Il gèle. Le givre s’attache à tout ce que le soleil n’atteint pas. Le froid me cuit les oreilles. Derrière la résidence, des gens prennent congé, comme on fait, le dimanche, en fin d’après-midi, l’hiver, et qu’un vague désespoir se mêle à l’obscurité qui descend.

Pierre Bergounioux, « dimanche 22 novembre 1998 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1012.

David Farreny, 27 déc. 2007
exprès

Mais voilà. On a un peu l’impression que les hommes le font exprès. Font exprès, et depuis des siècles, d’être malheureux — ou le contraire — pour des raisons qui ne tiennent pas. Et que c’est tant mieux si elles ne tiennent pas. Un peu l’impression qu’ils s’emmènent en bateau parce que, tout compte fait, le jeu ne vaut pas la chandelle. Quel compte, quel jeu, quelle chandelle, c’est ce qu’ils ne disent pas ; qu’ils reculent devant l’évidence de la devinette, pour mieux passer le temps.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, pp. 242-243.

David Farreny, 4 mars 2008
orbe

La chasteté subie, je la mesure dans le passage des jours et des nuits, le soir au moment de fermer les volets, en un geste un peu maniaque, pour aller me coucher seul. La banalité du geste est comme la fermeture d’une geôle, celle de la solitude, de la nuit où je serai reclus, incarcéré dans un temps qui s’écoule et s’épuise, certes pas inemployé, mais privé de l’amour comme rencontre de ce qui est étranger, mise à nu, risque où l’on s’éprouve réel et lié au réel.

Pas fait l’amour depuis lundi matin, depuis jeudi soir, depuis trois mois (sauf le soir où j’ai un peu touché L.), depuis à peu près deux ans (la dernière fois c’était avec S. avant qu’elle ne tombe malade, donc c’était en… je ne sais plus au juste).

La chasteté sait alors vous entraîner dans son orbe, son humeur, dans sa régularité partiellement confortable : elle devient la règle et l’habitude, la norme. C’est en elle qu’on vit. Les événements, ceux qui animent la vie, sont tout sauf d’ordre sexuel.

Cette tranquillité dans laquelle on se coule est la conséquence d’un renoncement qui écarte les tourments du désir et des fantasmes. […]

Pendant de longs moments, durant des jours, avant que l’occasion d’une pensée ou d’une chose vue ne ravive désir ou regret, on habite la plénitude du temps libéré de ce souci, comme cela arrive au fumeur désintoxiqué.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 69.

Cécile Carret, 13 mars 2011
parallèles

Heureusement pour moi, arriva un petit garçon de treize ans au visage couvert de taches de rousseur et qui lui aussi était énurétique. On nous mit ensemble. C’état un petit garçon troublé et merveilleux, d’une intelligence vive et immédiate, qui devinait et comprenait tout et ne jugeait jamais. Nous éprouvâmes instantanément une amitié entière l’un pour l’autre, absolue et sans limites, nous n’étions véritablement qu’une seule âme et, de ma vie, je n’ai plus jamais aimé aucun être de cette façon, de cet amour très particulier de l’amitié extrême qu’on n’éprouve probablement que dans l’enfance. C’était un amour absolument pur, dénué de ce trouble affectif si fréquent des amitiés de pensionnat, il se manifestait par une connaissance instantanée des pensées de l’autre. Il doit exister des âmes parallèles que seul le plus grand des hasards fait se rencontrer.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 201.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
sonorité

On passait par des villages, on en manquait aussi, qu’on voyait sur le côté avec leur clocher émergeant des maisons au bout d’une vicinale, et de temps en temps également on voyait des vaches, et toujours au loin ces rondeurs boisées qui se rapprochaient parfois et qu’alors on grimpait. Depuis la pause, Claire avait l’air moins tendue, à un moment il m’a semblé la voir de nouveau sourire, ou accueillir en elle un sourire, plutôt, qui lui venait de l’intérieur et qu’elle ne maîtrisait pas. Tout de suite après son visage est devenu impénétrable. Vous allez où, finalement ? a-t-elle dit soudain. Qu’est-ce que vous faites ? Je ne sais pas, ai-je répondu immédiatement, je roule comme ça, je me déplace, je n’ai pas d’a priori. Pour l’instant, je vous l’ai dit, je me dirige vers Mende. Je n’avais pas envie de lui dire que j’allais à Marseille, comme, je m’en rendais compte, je l’avais finalement décidé. D’abord parce que je ne voulais pas qu’elle puisse me situer dans un projet auquel elle aurait pu, peu à peu, adhérer. Ensuite parce que Marseille s’était peu à peu imposé à moi comme mot, et non prioritairement comme destination. J’ignorais comment Marseille, donc, l’avait emporté sur Nice, comment sa sonorité avait pris le devant, mais c’était un fait, je me dirigeais actuellement vers la sonorité de Marseille.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 65-66.

David Farreny, 22 sept. 2011
fourrure

En face, dans ce qui semble être une île inhabitée, une végétation rêche et hirsute, une broussaille courtaude de plantes rudérales vient battre la base remblayée des talus de ciment. Plutôt que de regarder ce fleuve — non, ce plan d’eau — mort et souillé, cette végétation de rebut qui sert de fourrure miteuse au béton (la société des plantes, grâce à l’homme, est maintenant dotée aussi de ses bidonvilles) rentrons à l’hôtel et couchons-nous. Et même pas de sommeil bien ivre sur la grève : le Rhône n’en a plus, tout comme il n’a plus d’autre mugissement que la double chaîne sans fin de véhicules de ses deux rives.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 16-17.

David Farreny, 18 oct. 2014
abstraite

Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.

Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
avant-goût

Je ne saurais dire pourquoi l’idéal d’une vie heureuse me paraît aussi crédible et aussi rassurant que le slogan d’une « guerre propre ». Comme beaucoup j’ai le sentiment que ce monde n’est pas fait pour moi ou que je ne suis pas fait pour ce monde. Je me tourne et me retourne dans l’existence tel un insomniaque dans son lit, en proie à l’énervement et à l’hébétude. Après des moments très brefs d’euphorie que m’apportent un flirt, une étreinte, une conversation entre amis, une page de lecture ou d’écriture, que sais-je encore, je passe par de longues périodes d’abattement, encombré d’un moi bouffi et inexistant. Quand je ne regrette pas mes rendez-vous manqués avec les occasions de la vie, j’anticipe le deuil qu’il me faudra faire de mes plaisirs. De même que la fièvre altère l’arôme d’un bon vin, ma mélancolie donne un avant-goût de pourriture à ce qu’il m’est donné de savourer, et c’est bien moins l’étonnement devant ce qui arrive qui me pousse à « philosopher », que le blasement – une sorte de lancinant chagrin d’amour sans objet.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 18.

David Farreny, 14 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer