J’étais accroché par une image, je marchais dans sa robe rouge.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 29.
Je ne suis pas très vaillant. Normal, je suis à moitié mort et, en principe, Marie-Louise l’est complètement. Bien chanceuse au demeurant, puisque la voilà débarrassée d’un joli poids d’incertitude. Je me case le menton entre les pointes des clavicules — j’ai perdu une bonne dizaine de kilos, je me choque et m’entrechoque plus fréquemment qu’avant, mais je peux aussi me caler, m’emboîter mieux. L’os est sensible, sonore, résistant et amical, il me console de la frivolité de la graisse, de son inconstance constitutive. Me voilà genoux aux dents, je ferme les yeux.
Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 17.
Le quotidien fait le bourgeois. Il se fait partout ; toutefois le quotidien de l’un peut désorienter jusqu’à la mort l’homme de l’autre quotidien, c’est-à-dire l’étranger, ce quotidien fût-il le plus banal, le plus gris, le plus monotone pour l’indigène.
Dans le quotidien de ce pays, il y a l’issang. Vous passez dans l’herbe humide. Ça vous démange bientôt. Ils sont déjà vingt à vos pieds, visibles difficilement, sauf à la loupe, petits points rouges mais plus roses que le sang.
Trois semaines après, vous n’êtes plus qu’une plaie jusqu’au genou, avec une vingtaine d’entonnoirs d’un centimètre et demi et purulents.
Vous vous désespérez, vous jurez, vous vous infectez, vous réclamez du tigre, du puma, mais on ne vous donne que du quotidien.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 228.
Apparaissent des cimes encore mal sorties du néant,
mais qui ont tout de suite malgré les réticences des lointains,
le prestige et la responsabilité des montagnes.
Jules Supervielle, Débarcadères, p. 24.
Aller à la fenêtre. (Ne pas presser le front contre la vitre ; ça se fait à la rigueur dans ces romans de pacotille où l’on s’agite beaucoup ; en vérité le radiateur y fait obstacle, ou aussi la longue et étroite tablette carrelée ; et d’ailleurs la susdite partie de votre anatomie rougit sous la pression et se salit, c’est tout ce qu’on obtient).
Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 131.
Si je cessais de donner tant de place, en ces cahiers, à la solitude amoureuse, si je lui coupais les mots, en somme, cesserais-je aussi de souffrir d’elle ?
Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.
Slapper m’enseigne des trucs du métier. Il pointe son gros doigt mais ne se courbe pas quand il dit ces choses-là : « Ne décroche pas les grumes avant d’avoir dételé la jument ; si elle part, tes doigts seront de la barbaque pour chiens. Ne reste pas devant la tronçonneuse : si un maillon prend du jeu et que la chaîne casse, tu es dans la merde. » Il ouvre l’accès au monde interdit du langage adulte et m’invite à entrer. Ensuite il me laisse seule, capable de réussir.
Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 236.
Je préfère ce que dit Céline : quand on est arrivé au bout de tout et que le chagrin lui-même ne répond plus, alors il faut revenir en arrière parmi les autres, n’importe lesquels. Wanda au terme de son périple est assise, un peu tassée, sur une banquette au milieu des autres. L’image se fige, granuleuse, imparfaite. Wanda. Simplement une parmi les autres. Telle, dans le monde ainsi qu’il est.
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 149.
Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.
« Comment qu’ça va, missieur J. ?
– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »
À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.
Si je n’ai pas gardé la couverture, j’écris près de la petite table dont j’aime l’élégante robustesse et la couleur acajou : elle supporte un crucifix sur pied que je ne regarde guère sans penser à cette femme dont le visage, la voix, la vie sont retournés au néant, et qu’aucun récit ne sauvera, sinon ce prénom fané qui dit un monde disparu et, peut-être, ce que le temps fait de nous alors même que nous ne sommes pas nés, nous appelant à lui sous le masque de l’amour et de la nécessité pour nous abandonner bientôt dans une vallée dont nous ne sortirons plus.
Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 24.