emplois

Dans la débauche, je pense à l’amour. Dans la relation sentimentale, je ne peux pas oublier les voluptés de rencontre, ou de passage. Tous mes vœux sont farcis de leur contraire, mes phrases de leur négation, mes opinions de leur critique, mes livres de l’invite à ce qu’on les prenne pour l’opposé de ce qu’ils paraissent, et qu’ils ne veulent pas paraître tout à fait. Ma personne même ne se décide à être personne. Suis-je un riche châtelain avec une belle voiture, ou bien un clochard de campagne, promis à des intérieurs de terre battue, parmi des ruines béantes sans fenêtres ? Ai-je envie d’être envié, ou d’être plaint ? Désiré-je être heureux, ou bien souffrir poétiquement ? Suis-je le critique intraitable des mœurs littéraires, de mon temps, l’Alceste de la petite société des gens de plume, l’incorruptible des Lettres, ou bien le chantre de la politesse et de la courtoisie, le Philinte qui écrit des petits mots bien aimables à tous ceux de ses confrères qui lui envoient leurs livres ? Un ours, ou un chien de salon ? Un écrivain d’avant-garde, ou de ce qu’il en reste, ou un laborieux producteur de copie, qui essaie d’en tirer sa pitance ? Un homme de gauche, ou un fieffé réactionnaire ? Ai-je vraiment envie de me retirer du monde, ou bien si c’est pour qu’il insiste, afin de me serrer plus étroitement contre lui ? […] Je n’aperçois de tous côtés que des emplois. Ce n’est pas que je n’y crois pas, mais je ne parviens jamais à m’y voir tout à fait. J’ai toujours envie d’être ailleurs, ou d’être quelqu’un d’autre, dont je soupçonne qu’il pourrait être moi tout aussi bien.

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 297.

Élisabeth Mazeron, 21 nov. 2003
languide

La vie n’est pas une chose à dire, elle est à faire, à aimer, à agir, à subir, à mordre ! Mais la dire… seul un esprit déficient, de complexion languide, se complaît en telle ineptie.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 112.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
esprit

Et comme la vie et le travail se trouvaient dissociés, on a tiré au cordeau des voies rapides remparées de glissières en acier zingué, connectées au moyen d’échangeurs et de rocades où il vaut mieux éviter de se tromper parce qu’il n’est plus question de faire demi-tour et de recommencer. Le droit à l’hésitation, le goût ténu de liberté ont disparu de la circulation. Elle a pris la fixité d’un destin où il me semble reconnaître, lorsque je me hasarde sur les autoroutes de ceinture, l’esprit désastreux du présent.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, pp. 33-34.

David Farreny, 17 oct. 2006
peu

Nuit noire, cadence de mes pas sur la route qui sonne comme porcelaine, froissement furtif dans les joncs (loir ? ou justement courlis ?), autour de moi, c’était bien ce « rien » qu’on m’avait promis. Plutôt ce « peu », une frugalité qui me rappelait les friches désolées du Nord-Japon, les brefs poèmes, à la frontière du silence, dans lesquels au XVIIe siècle, le moine itinérant Bashô les avait décrites. Dans ces paysages faits de peu je me sens chez moi, et marcher seul, au chaud sous la laine sur une route d’hiver est un exercice salubre et litanique qui donne à ce « peu » — en nous ou au-dehors — sa chance d’être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 62.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
altruisme

Mes bouffonneries prennent les dehors de la générosité : de pauvres gens se désolaient de n’avoir pas d’enfant ; attendri, je me suis tiré du néant dans un emportement d’altruisme et j’ai revêtu le déguisement de l’enfance pour leur donner l’illusion d’avoir un fils. Ma mère et ma grand-mère m’invitent souvent à répéter l’acte d’éminente bonté qui m’a donné le jour : elles flattent les manies de Charles Schweitzer, son goût pour les coups de théâtre, elles lui ménagent des surprises. On me cache derrière un meuble, je retiens mon souffle, les femmes quittent la pièce ou feignent de m’oublier, je m’anéantis ; mon grand-père entre dans la pièce, las et morne, tel qu’il serait si je n’existais pas ; tout d’un coup, je sors de ma cachette, je lui fais la grâce de naître, il m’aperçoit, entre dans le jeu, change de visage et jette les bras au ciel : je le comble de ma présence. En un mot, je me donne ; je me donne toujours et partout, je donne tout : il suffit que je pousse une porte pour avoir, moi aussi, le sentiment de faire une apparition. Je pose mes cubes les uns sur les autres, je démoule mes pâtés de sable, j’appelle à grands cris ; quelqu’un vient qui s’exclame ; j’ai fait un heureux de plus.

Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, pp. 28-29.

David Farreny, 31 déc. 2008
styles

À Leukerbad, la maison Wolfgang Loretau. Plafonds bas. Murs extérieurs à écailles de bois, avec inscriptions gothiques blanches. Portes extérieures style Renaissance Sion ; dans ces vallées arriérées, les styles retardent de deux siècles (de même mon bahut breton (1603) avec des figures de la fin du XVe ; et à Vevey, mon armoire (1707) aussi avec architecture du XVIe). Planches bosselées de gros nœuds du bois. Poêle en pierre ollaire gris à armoiries noires. Poutres et refend à inscriptions XVIIe en latin. Les éviers de pierre. Les poutraisons au brou de noix. Sur crépi épais crémeux. Chopes d’étain, tête en bas, couvercles ouverts, comme ne le font jamais les collectionneurs, mais les paysans qui s’en servent chaque jour.

Paul Morand, « 13 juin 1968 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 13.

David Farreny, 25 mai 2009
est

Contre toutes mes habitudes, je descends, à pied, jusqu’au bistro de Courcelle, acheter des cigarettes. Je songe, chemin faisant, à l’espèce de folie d’étude qui m’a pris, à l’adolescence, et ne m’a plus quitté. Il me vient, près de quarante-cinq ans plus tard, le même mécontentement extrême qu’alors de n’être pas à la tâche infinie, vitale, de clarifier l’affaire à laquelle je me trouve mêlé. Quoi ! je laisserais passer un instant sans l’employer à tenter de comprendre tel fait, petit ou grand, qui me concerne parce qu’il m’exalte ou m’accable, m’échappe, est ! Je n’aurai pas vécu.

Pierre Bergounioux, « mardi 1er juin 2010 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1162.

David Farreny, 26 fév. 2012
rechampi

Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.

David Farreny, 11 sept. 2014
mélanger

Il faudrait une vie pour être amoureux, une autre pour être érudit, une troisième pour être riche, et une autre encore pour être beau. Le drame est que nous sommes obligé de tout mélanger.

Jérôme Vallet, « Notations (4) », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024

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