culbutée

« Donc cette Déjanire… », et Georges : « Virginie », et Blum : « Quoi ? », et Georges « S’appelait Virginie ». Et Blum : « Beau nom pour une putain. Donc cette virginale Virginie haletante et nue, ou plus que nue, c’est-à-dire vêtue — ou plutôt dévêtue — d’une de ces chemises qui n’ont sans doute été inventées que pour permettre aux mains emprisonnées de glisser par-dessous sur la liquide tiédeur du ventre, se retrousser, remonter jusqu’aux seins, s’accumulant en replis, une soyeuse écume, au-dessus des hanches de façon à dénuder, présenter — comme ces étalages de boutiques de luxe où les objets précieux, délicats et fantastiquement chers sont exposés dans un bouillonnement de satin — cette bouche cachée, secrète — : femme non pas simplement étendue mais renversée, culbutée, dans le sens précis, mécanique du terme, c’est-à-dire comme si son corps avait effectué une demi-rotation à partir de cette attitude ancestrale dans laquelle elle s’accroupit pour satisfaire ses besoins — parce qu’elle ne dispose que d’une position pour les satisfaire tous, celle-ci : les jambes repliées, les cuisses pressées contre les flancs, les genoux venant toucher les ombreuses aisselles — mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non pas à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque teintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, cette éternelle blessure ruisselant déjà avant d’être forcée et si impudiquement offerte qu’elle semble attendre un acte d’une précision et d’une nudité sinon chirurgicale comme le suggère l’idée de quelque chose qui perce, pénètre, s’enfonce en crissant dans l’étroite chair, du moins presque médical en ce sens qu’il (l’acte en soi, physique, dénudé, débarrassé de son aspect passionnel) relève évidemment du domaine physiologique : d’où l’abondance, la variété de cette imagerie équivoque où le clystère sert de prétexte à d’innombrables variations sur le thème de l’introduction d’un objet non seulement dur mais capable de répandre, projeter avec violence hors de lui et comme un prolongement liquide de lui-même cette impétueuse laitance, ce jaillissement, ce… »

Et Georges : « Mais non !… »

Claude Simon, La route des Flandres, Minuit, p. 179.

Guillaume Colnot, 11 août 2005
idiotie

Le désir m’avait déserté depuis si longtemps que j’avais le sentiment d’avoir tout à réapprendre. Une petite étincelle se rallumait, là, dans mon ventre. Ce n’était certes pas l’annonce d’une déferlante, aussi n’entrepris-je pas l’externe, doutant de la solidité de mon assise. Mais j’aurais pu le contempler pendant des heures, descendre grâce à lui aux confins de l’idiotie, là où le désir ne peut conduire qu’au désir, et la fin du désir à un nouveau désir. Je ne crois pas que ce garçon ait eu en main toutes les cartes pour deviner à quelle sauce j’étais en train de le manger, mais il avait assez de jeu pour comprendre qu’il était investi d’une mission qui dépassait de beaucoup ses attributions médicales. Avec infiniment de tact il endossa ses habits de modèle de mes rêveries, et quand son enquête, objet premier de sa visite fut achevée, il flotta encore quelques instants, souriant et indécis, me laissant un peu de temps pour redescendre sur terre, puis prit congé, content d’avoir joué un rôle, même sans savoir lequel. Un beau brin d’externe, vraiment.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
klaxon

Langre accélérait sur la rocade, gonflé par les rayons du jour qui déclinait comme des forces. […] Langre roulait. Langre doublait, Langre tapotait parfois le klaxon qui poussait un cri de poule artificielle.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 99.

Cécile Carret, 27 août 2009
confettis

Adorer un seul Dieu, ne servir qu’un seul Prince. Or l’amour de la culture aussi est un monothéisme. À l’école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l’on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.

Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l’islamo-bouddhisme en dix leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles…

Au nom de l’Autre, mais non d’autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l’entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à l’idiotisme psychologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d’enfer. À chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d’un naufrage.

Jean Clair, « La culture du ministère », Journal atrabilaire, Gallimard, pp. 72-73.

David Farreny, 21 mars 2011
dissolvant

Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
parfois

La noblesse humaine est l’œuvre que le temps cisèle parfois dans notre ignominie quotidienne.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 65.

David Farreny, 20 mai 2015
Assesse

D’abord, Poix Saint-Hubert

où un homme seul tanguait

sous les néons de La Notte.

Puis Grupont, dont la gare

secondaire ne désirait rien

tant que passer inaperçue ;

à Forrières, bois d’hiver

entassé le long des rues,

nuancier de mousses et

lichens, avant les églises

de Jemelle, saupoudrées

de poussière. À Marloie,

autres stères, aux bûches

cannelle cette fois ; après

Ciney, la ville d’Assesse

que nul ne visite jamais,

et à Courrières (souvenir

de catastrophes minières),

des moignons d’arbustes

sciés sur un talus ébarbé.

À Naninne (ou Louzée ?)

des bovins constellaient

les prés en pente, boues

gelées. Après Gembloux,

escarpements, et toitures

effondrées, oui, à Chastre,

à l’image d’un pays entier.

Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.

David Farreny, 21 juil. 2015
convenances

Dans le secret de son cabinet, Caraco laissait libre cours à ses aigreurs d’atrabilaire, mais, tel Philinte dans Molière, pour la vie en société, il se prescrivait une sagesse semblable à un stoïcisme de cour, tenant les bonnes manières pour les vertus les plus droites. Le misanthrope conséquent se montre avisé en observant – tant qu’elles durent – les convenances, ces principes civils de non-agression et de comédie amicale que les humains eurent la prudence d’établir afin de limiter leur détestation réciproque. Ayant tout à redouter de leur « fraternité », il mise, en un mot, sur la politesse, utile mascarade permettant d’exprimer son mépris sous des dehors aimables et, par là, de préserver son quant-à-soi. Barbey d’Aurevilly conseillait de même. « La politesse, disait-il, est le meilleur bâton de longueur entre soi et un sot et qui nous épargne même la peine de frapper. » À cette judicieuse politique, Caraco prêtait aussi une valeur esthétique.

Frédéric Schiffter, « Haïr la vie à en mourir (Sur Albert Caraco) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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