commotion

Aux pires moments, en septembre, il me semble que j’avais songé à aider le destin. Le maniement de la cognée facilitait l’examen de certaines pensées. Elles n’avaient pas un contour trop net. L’effort, la sourde commotion qui se communique au fer et à tout le corps empêche qu’on voit trop précisément ce qu’on imagine, la forêt confuse du plateau, les routes désertes, les rencontres mauvaises.

Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, Gallimard, p. 88.

Guillaume Colnot, 25 avr. 2003
souvenir

Il y a une nuit irrésistible au fond de l’homme. Chaque soir les femmes et les hommes s’endorment. Ils sombrent en elle comme si les ténèbres étaient un souvenir.

C’est un souvenir.

Les hommes croient parfois qu’ils s’approchent des femmes ; ils regardent l’expression de leur visage ; ils tendent leurs bras vers leurs épaules ; ils retournent vers leur corps chaque soir et ils se couchent contre leur flanc ; ils ne s’endorment pas davantage ; ils ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 140.

Élisabeth Mazeron, 14 déc. 2003
pas

Supposons alors qu’ils aient vu ce qu’ils faisaient pour ce que c’était, le troc épuisant de tout leur temps contre la possibilité précaire de rester dans le temps. Eh bien, non seulement ils n’en auraient tiré nul profit mais cette connaissance, ce détachement, pour léger qu’il fût, leur aurait été préjudiciable en l’absence d’alternative. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer et qu’il est beaucoup plus facile de le faire sans y penser que de s’y remettre avec la pensée qu’après tout, on pourrait aussi bien arrêter. Aux difficultés habituelles s’ajoute celle, désormais de repousser l’éventualité que la moindre réflexion éveille aussitôt, la possibilité du contraire, la douceur de ne pas.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
chevron

Le monde serait une chambre si nous étions faits pour goûter un durable et plénifiant repos. Or, il n’est point tel. Il existe. Nous aussi, et ceci n’est sans doute pas sans rapport avec cela. Nous sommes avides d’aller, de connaître et les choses sont là pour répondre à cette inclination qu’il y a en nous. Ce doit être, sauf accident, la règle. Or, l’accident, on y était impliqué avant d’avoir pu deviner la règle. C’était le chevron et l’expérience corrélative, originaire, la rebuffade et le dépit.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 9.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
été

L’été ne craint pas la mort comment

le pourrait-il. Toute une famille

sémillante et colorée s’en remet à l’été

Chimère que l’été Folie

mais oser s’y soustraire…

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.

David Farreny, 11 juin 2008
soi-même

À force, j’y pris goût et rien n’était plus étrange et fascinant que de sentir la durée s’écouler en soi, de se sentir exister au milieu de soi-même, de se maintenir dans ce centre creux et vide, d’être debout au centre de soi-même. Malgré mon agitation et ma nervosité permanentes, j’acquis très vite le goût de cette rigoureuse immobilité qui devint une aventure suffisamment vertigineuse pour être une véritable tentation.

Quelques années plus tard, au sommet de la crise mystique de l’adolescence, j’éprouvai ainsi un violent désir, et qui fut assez durable, d’entrer dans les ordres. Je voulais devenir non pas prêtre mais moine, pour pouvoir me livrer entièrement à cette exaltation que je sentais constamment en moi, comme une sorte d’adoration joyeuse. On finit, quand on sert de modèle à un peintre, par se déverser en soi-même et ne plus entendre que cette insaisissable rumeur intérieure. Le regard dirigé toujours sur le même point, on en arrive à se confondre avec ce qu’il voit. On n’éprouve aucun ennui, on ne pense pas, on ne tend pas l’oreille et pourtant l’attention est extrême, c’est une sorte de sensation concentrique qui se met en place.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 87.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
issue

Non, ce n’était pas la liberté que je voulais. Une simple issue ; à droite, à gauche, où que ce fût ; je n’avais pas d’autre exigence, même si l’issue devait être elle-même duperie ; mon exigence était petite, la duperie ne serait pas plus grande qu’elle. Avancer, avancer ! Surtout ne pas rester sur place, les bras levés, collé contre une paroi de caisse.

Franz Kafka, « Communication à une académie », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 514.

David Farreny, 17 déc. 2011
ordres

En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.

Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.

David Farreny, 17 déc. 2011
public

Et ce que cette foule avait de véritablement bienfaisant, c’était d’abord qu’elle ne présentait pas en comparaison de celle que je connaissais, ce qui manquait : les barbes en bouc, les boutons en corne de cerf, les costumes de loden, les culottes de peau, tout costume traditionnel. Le peuple de la rue n’était pas seulement dépourvu de costume traditionnel, mais aussi d’insignes, d’emblèmes désignant une caste ; même les uniformes de policiers ne ressortaient pas, ils avaient plutôt, comme il convenait d’ailleurs, quelque chose du vêtement d’employé du service public. C’était un puissant bienfait que d’être délivré de l’« ombrage », de pouvoir regarder devant soi la tête haute, vers des yeux qui, au lieu de vous déprécier, manifestaient « le monde ».

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
socialistes

On se lamente, on s’étonne ou on se réjouit de ce que les socialistes, la gauche, soient mauvais en médias, que depuis cinq ans ils ne passent pratiquement jamais la barre de la communication. En réalité, ils la passent très bien quand ils sont dans l’opposition, c’est-à-dire quand ils revendiquent, se plaignent, en appellent à. Alors, ils sont bons en médias. Excellents. Comme ils sont le Parti de l’Hystérie, ils ne s’épanouissent que sous les maîtres, pour les détruire… Leur remontée actuelle dans les sondages à l’approche des élections vient de ce que, comme on leur prédit qu’ils vont perdre, ils s’y projettent, s’y voient déjà, retrouvent leur ton polémique, oppositionnel, dénonciateur. Ils redeviennent eux-mêmes, c’est-à-dire minoritaires, opprimants, marginaux écumants tout-puissants. Le monde cesse de passer par eux. Ils cessent d’avoir à définir le monde. Ils peuvent laisser la légitimation du monde, qu’ils vont confirmer par leur revendication, à d’autres. Le public dès lors les reconnaît, les identifie, et les aime pour ce qu’ils sont. Des esclaves qui montrent les dents. Tout le monde est soulagé.

Philippe Muray, « 24 janvier 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 17.

David Farreny, 27 fév. 2016

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