anuitée

Les rues exhalaient, dès onze heures, l’odeur de goudron fondu et de pierre cuite qui enferme, pour moi, le souvenir de ces heures où il semblait qu’on eût changé de latitude. La ligne des collines, autour de l’agglomération, se mettait à ondoyer. Le ciel pâlissait. À midi, tous les volets étaient rabattus, comme si l’obscurité était retombée, qu’on eût regardé un négatif grandeur nature de la ville anuitée. On ne voyait plus personne. Les martinets, dont les cris démesurément filés, suraigus, exaltés tissent un dais sonore par-dessus les toits, se taisaient. Le soleil imposait un silence despotique, presque inquiet.

Pierre Bergounioux, François, François Janaud, pp. 64-65.

David Farreny, 26 oct. 2005
verre

J’ouvre ici un chemin de verre brisé.

Richard Millet, Le goût des femmes laides, Gallimard, p. 107.

David Farreny, 24 fév. 2006
feu

Il y a du feu. Nous le cherchons dans les ombres,

dans l’hiver des chambres vides où veillent

des objets obscurs, nous le cherchons

Dans les prisons, les gares, les alphabets, les chiffres.

Peut-être aussi est-il dans la nuit du corps,

Dans le réseau des nerfs et du sang,

aspiré vers le haut, il tourne sur lui-même

et dicte les mots du Commencement.

Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, p. 84.

David Farreny, 27 août 2006
macération

Exténuée, au bout de la table, la force demandait réparation, en silence, comme une évidence. Il mangeait sans un mot, telle une mécanique. Je sentais dans ma propre chair, sa fatigue, son épuisement, sa carcasse fourbue. Parfois, me découvrant tétanisé, blessé, j’imaginai pouvoir prendre en charge un peu de sa douleur et de sa peine. C’est à cette époque que j’ai mesuré l’impossible communication entre les chairs. Dans les meilleurs hypothèses, seules les âmes s’effleurent, car le solipsisme est la règle. On n’a jamais supprimé un gramme de souffrance à qui que ce soit en se couvrant de douleur : avec ce mauvais calcul, on ne parvient qu’à la macération, à l’ajout de négatif au négatif.

Michel Onfray, « Le désir d’être un volcan », Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 145.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
illimitée

Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 220.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
historique

La neige sur les toits millier de pages

une bande d’étourneaux les notes de Satie

une à une dans l’hiver comme un pincement

les années qui s’ébattent s’emboutissent

déferlement d’inclassables saisons. Cette

promenade toujours refusée par l’Amour menu !

Le coteau n’était-il pas de neige lui aussi

cela devient historique mais vivrais-je cent ans

que rien de plus ne sortirait de ce petit

cadavre. Enfin Jeanne souvenez-vous, Chinon ?

Jean-Pierre Georges, Dizains disette, Le Dé bleu, p. 76.

David Farreny, 18 juin 2008
mais

Pour avoir un peu lapidé les gendarmes, trois dames pieuses d’Hérissart sont mises à l’amende par les juges de Doullens. (Dép. part.)

Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay, est retrouvé : Jules Ménard, ramasseur d’escargots.

Au Mans, le soldat Hervé Aurèle, du 117e, a frénétiquement rossé passants et agents. On l’a capturé à grand’peine. (Dép. part.)

Le chanteur Luigi Ognibene a blessé de deux balles, à Caen, Madelon Deveaux, qui ne voulait pas laisser monopoliser sa beauté. (Dép. part.)

Dans le lac d’Annecy, trois jeunes gens nageaient. L’un, Janinetti, disparut. Plongeons des autres. Ils le ramenèrent, mais mort. (Dép. part.)

Des trains ont tué Cosson, à l’Étang-la-Ville ; Gaudon, près de Coulommiers, et l’employé des hypothèques Molle, à Compiègne.

Une dame de Nogent-sur-Seine disparut (1905) en pyrénéant. On la retrouve, dans un ravin, près Luchon, bague au doigt. (Dép. part.)

Ribas marchait à reculons devant le rouleau qui cylindrait une route du Gard. Le rouleau pressa le pied et écrasa l’homme. (Havas.)

Trente-cinq canonniers brestois, qui sous empire de funestes charcuteries, fluaient de toutes parts, ont été drogués hier. (Dép. part.)

Une fois assommé, Bonnafoux, de Jonquières (Vaucluse), a été posé sur un rail, où un train l’écrasa. (Dép. part.)

Pour un parquet belge, on arrête à Vagney (Vosges) Félicie De Doncker, qui excella à mater la fécondité des Brabançonnes. (Dép. part.)

Un bœuf furieux traînait par la longe vers Poissy le cow-boy Bouyoux. Elle cassa. Alors ce bœuf démonta le cycliste Gervet.

Mme S…, de Jaulnay (Vienne), accuse son père de lui avoir détérioré ses trois filles. Le vieillard s’indigne. (Havas.)

Rue Myrrha, le fumiste Guinet tirait au petit bonheur des balles sur les passants. Un inconnu lui planta un stylet dans le dos.

Près de Villebon, Fromond, qui disait à d’autres pauvres sa détresse, s’engouffra soudain dans un four à plâtre en combustion.

Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes (2), Mercure de France, pp. 16-87.

David Farreny, 4 fév. 2009
travail

La réponse est peut-être dans l’emblème du Kampuchea démocratique : deux rails de chemin de fer traversent des rizières, symétriques comme des parcelles de ciment. Une usine ferme l’horizon, avec ses toits en crémaillère et ses cheminées. Nulle échappée possible. En fait, les rails n’en sont pas, même s’il est impossible de ne pas y penser. Ce sont deux murets qui mènent à une digue. Et cette perspective vers l’usine est un canal d’irrigation, guidé vers un barrage. Le Kampuchea démocratique, c’est l’irrigation et l’usine : les paysans et les ouvriers.

Bien sûr, il s’agit d’un emblème de combat, un signe noir et volontaire, dans la tradition des affiches soviétiques. Tout commence par le travail et rien ne vaut que par lui. Aucun être. Aucun visage. Aucune joie. Même les tresses de blé sont des lauriers inquiétants.

Je suis frappé par une évidence : les lignes droites ne disent pas : Nous rêvons d’atteindre cet horizon. C’est notre grand soir. Elles disent : Il n’y a qu’une voie, il n’y a qu’une destination : c’est un bâtiment industriel dont s’échappe la fumée. Comment ne pas penser à l’enfermement et à la destruction ? Pour moi, ce sceau signifie : il faudra sarcler, piquer, repiquer, tremper, sécher, battre, forger, usiner, fondre bien des hommes pour que ce monde advienne.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 104.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
introuvable

Plus tard encore, je pensais que cela venait du fait que notre maison, vingt ans après que mon frère avait disparu, était restée une maison mortuaire ; que l’introuvable, à la différence d’un mort de mort certaine, ne laissait pas sa famille en paix mais lui mourait encore chaque jour entre les doigts sans qu’ils pussent faire la moindre chose.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 58.

Cécile Carret, 4 août 2013
métaphysique

De quelle antériorité l’idée d’essence, de nature ou d’être rend-elle compte ? Mais, aussi, de quelle finalité ? De quelle nécessité ? Comme les gens de l’art se sont disputés et disputent toujours d’abondance là-dessus, tout me laisse à penser que cette idée ne résulte que d’une sorte de cristallisation ontologique : lorsque, à titre de mortel, un philosophe fait la vulnérante et humiliante expérience d’une vie aléatoire ; lorsqu’il se sent pour cela même peu enclin à marivauder avec une fortune si volage, il en vient à désirer une autre réalité dont il idéalise les attributs. Ainsi surgit en son imagination le mirage de l’« essence », de la « nature » ou de l’« être », impeccable arrière-monde, oasis du Sens, havre où son esprit se hâte d’accoster afin d’y apaiser les haut-le-cœur que lui cause le bateau ivre du hasard. J’appelle ce mirage une métaphysique et, ce genre de philosophe halluciné, un métaphysicien.

Le métaphysicien aimerait que son chimérique paysage se réalisât dans un immuable présent, ou qu’un temps coutumier, en en renouvelant les formes, en fît un abri sûr. Mais hélas pour lui, le temps reste le maître. Primesautier, imprévisible, capricieux, le temps ne déplace pas seulement les lignes, il viole aussi la virginité des essences, tourne le sens en dérision, bafoue la pérennité de l’être. Tout à son jeu de tric-trac, cet enfant terrible excelle à ébranler les fragiles constructions du hasard, son double, qui s’en divertit.

Frédéric Schiffter, « 7-8 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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