satisfaisant

L’idée d’une maison faite pour que les gens se perdent est peut-être plus étrange que celle d’un homme avec tête de taureau, mais les deux s’ajoutent et l’image du labyrinthe convient à l’image du Minotaure. Il est satisfaisant qu’au centre d’une maison monstrueuse soit un habitant monstrueux.

Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Gallimard, p. 154.

David Farreny, 24 mars 2002
miroitement

Quelques mots sur du papier se suivent. Mais la vie manque. Le merle s’égosille encore dans du bleu nuit parmi les premières lueurs électriques.

Il faudrait être à ce qu’on fait dans une contention quasi religieuse.

Hélas de partout et du fond de soi des appels indistincts, inaudibles, de pauvres chimères, font pour l’esprit volage un miroitement.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
gauche

Celui qui est le gauche de moi, qui jamais en ma vie n’a été le premier, qui toujours vécut en repli, et à présent seul me reste, ce placide, je ne cessais de tourner autour, ne finissant pas de l’observer avec surprise, moi, frère de Moi. Et toujours alentour, le paysage gelé, qui ne pouvait se ranimer, endormi dont je ne me serais jamais douté que c’était moi qui l’animais tellement, même lorsque j’étais, ainsi qu’il m’arrive, las et défait.

Comme on se trompe ! On se trompe toujours !

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 858-859.

David Farreny, 5 juil. 2006
probité

Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la « vraie littérature » est celle-là. Or une chose écrite n’est pas bonne à lire par le seul fait qu’elle est écrite, comme tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.

Pierre Jourde, La littérature sans estomac, L’Esprit des Péninsules, pp. 25-26.

David Farreny, 10 janv. 2009
proliférer

On aurait dit que sa féminité se passait aisément de fécondation et qu’il eût suffi d’un arôme un peu masculin, d’une vague odeur de tabac, d’une blague un peu grivoise pour qu’elle se mît aussitôt à proliférer luxurieusement.

Bruno Schulz, « Août », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 5 déc. 2009
meublaient

Ils avaient toujours adoré organiser des réunions, avec ou sans Cayel. Il y avait un début, on s’y mettait, les participants arrivaient au compte-gouttes, meublaient. On parlait d’autre chose en attendant les retardataires. Les rôles s’inversant de la connaissance spécifique qu’on avait de l’angle d’une affaire, chacun pouvait prendre la parole. Certains brillaient d’une éloquence inattendue, leur sujet les motivant. D’autres s’écoutaient parler, une fesse au bord du bureau, allant même jusqu’à marcher de long en large. Il y avait parfois débat. Quelqu’un cochait un bloc à mesure que les obstacles d’un problème se levaient. Le bureau s’animait de l’impression de maîtriser des problèmes. Des discussions pouvaient traîner jusqu’au déjeuner, pris ensemble. Car la faim venait en même temps, preuve d’une collaboration sinon d’une concordance. Quelqu’un disait : « Bon, allons déjeuner » ou mieux « Et si on allait déjeuner » ou mieux encore « Et si on allait en parler à table », des phrases qu’ils attendaient, qui faisaient plaisir, et la sensation d’avoir avancé, de connaître un appétit sain, de se nourrir pour une bonne cause. Pour ces réunions où jamais ils ne furent plus de quatre, ils détachaient les chaises des bureaux, les disposaient devant un tableau de papier et là, se suivant, alternant, ils prenaient la parole, le gros feutre, exposaient, concrétisaient noir sur blanc les grandes lignes de ce que serait le travail des prochains jours, des plans avec des configurations inintelligibles pour qui arriverait maintenant, des flèches aussi, ils aimaient bien, et des schémas, des sigles, des chiffres qu’ils totalisaient. Veste ôtée, en bras de chemise, l’été.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 167.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
malaise

Je m’étais beaucoup langui d’elle pendant les trois décennies qui venaient de s’écouler, et, si je voulais conserver des chances de ne pas la perdre de vue, il fallait que je m’incruste coûte que coûte à l’intérieur de ce rêve et que je l’attende. C’était un de ces songes où rien de vraiment effrayant ne se produit, mais où toute minute est vécue avec un fort sentiment de malaise. La ville restait crépusculaire quelle que fût l’heure ; on s’y égarait facilement ; certains quartiers avaient disparu sous le sable, d’autres non. À chaque fois que je regardais ce qui se passait dans la rue, je voyais des oiseaux mourir. Ils descendaient en vol plané, ricochaient sur le bitume avec un bruit pathétique, sans un cri, et, au bout d’un moment, ils cessaient de se débattre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 193.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
casuistique

Il se jetait alors dans une casuistique assez souple pour voir avec les yeux de l’adversaire ce qui l’avait d’abord indigné, puis revenir à ses critiques en les pesant plus froidement, et esquisser pour finir un jugement serein. Là encore, il agissait moins par esprit de tolérance et compréhension que par besoin de se sentir supérieur, capable d’envisager tout ce qui est pensable, y compris les idées de ses adversaires, capable d’opérer la synthèse et de discerner ici comme là les fins de l’Histoire – comme il doit convenir à un véritable esprit libéral.

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 40.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
bordel

Ah, c’est que l’ennui guette vite, dans les descriptions, on ne va pas trop traîner là-dessus. Finalement, le roman, quand on y pense, aura été un formidable réservoir à phénomènes, avant de les voir foutre le camp l’un après l’autre. Les choses, les objets, les détails. Les couleurs à la surface. Rien qu’à regarder une liste d’autrefois, c’est tout un bazar fantastique qui vous remonte à la mémoire, une vraie quincaillerie oubliée. Tout un magasin d’accessoires, mannequin d’osier, peau de chagrin, étui de nacre, chartreuse d’ici ou de là, contrat de mariage, chat-qui-pelote, sept pignons, mousses du vieux presbytère et ainsi de suite. Mais où sont tombés ces rossignols ? Toutes ces choses inanimées qui avaient pourtant une âme, et encore plus forte que celle des acteurs de l’histoire. Mais où est-ce que ce bordel est passé ?

Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 95.

David Farreny, 5 déc. 2012
langueur

L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.

David Farreny, 14 mai 2024

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