solution

Je suis ici, sur ce lit, comme un fainéant ; non point qu’il me déplaise d’être un terrible paresseux ; mais je hais de rester longtemps comme ça, quand notre époque est la plus favorable aux trafiquants et aux filous ; moi, à qui il suffit d’un air de violon pour me donner la rage de vivre ; moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis là, parce que la vie n’a pas de solution.

Arthur Cravan, Maintenant, Seuil, p. 52.

David Farreny, 24 mars 2002
géant

On a récemment démontré l’existence d’un centre de croissance dans le système nerveux.

On pourrait l’affoler. On pourra l’affoler.

Géant par nervosité. Nain par indifférence.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 287.

David Farreny, 13 avr. 2002
publiés

Les Anciens pourraient dire à raison que leurs poèmes, simplement chantés, étaient publiés, tandis que nos livres, imprimés, restent toujours inédits.

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.

David Farreny, 4 nov. 2002
lire

Lire est de même se retirer du monde, peu ou prou, s’approcher de la fontaine, traiter de pair à compagnon avec la nuit. « Je n’y suis pas », dit l’homme qui lit : je suis sorti de moi par l’œil, le souffle et la virgule, ce corps n’est celui de personne, respectez-le comme tel, vous avez raison d’avoir peur. Toute phrase est une clef des champs. Mais les champs sont à leur tour autant d’incipit, les bois des guillemets, dans cette ferme abandonnée nous aurions bien tort de ne pas reconnaître une victime, encore une, de la concordance implacable des temps. Je parle d’une source : c’est une source qui parle.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 23.

Élisabeth Mazeron, 22 nov. 2003
frégolisme

C’est que le frégolisme du plastique est total : il peut former aussi bien des seaux que des bijoux.

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 805.

David Farreny, 5 déc. 2004
fête

« Oh ! l’amour, tu sais… Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l’amour et la mort, et voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal famée, impudente qui fait rougir de honte ; et d’autre part c’est une puissance très solennelle et très majestueuse — beaucoup plus haute que la vie riante gagnant de la monnaie et farcissant sa panse —, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps —, parce qu’elle est l’histoire et la noblesse et la pitié et l’éternel et le sacré qui nous fait tirer le chapeau et marcher sur la pointe des pieds… Or, de même le corps, lui aussi, et l’amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse, et le corps rougit et pâlit à sa surface par frayeur et honte de lui-même. Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l’amour pour lui, pour le corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !… Oh ! enchantante beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l’édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril au milieu dans la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l’échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc aux rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesses organiques sous leurs coussins de chair ! Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l’odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l’ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! Laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l’Arteria Femoralis qui bat au fond de la cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l’exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes ! »

Il n’ouvrit pas les yeux après avoir parlé ; il resta tel sans bouger, la tête dans la nuque, les mains, qui tenaient le petit porte-mine en argent, écartées, tremblant et vacillant sur ses genoux. Elle dit :

« Tu es en effet un galant qui sait solliciter d’une manière profonde, à l’allemande. »

Et elle le coiffa du bonnet de papier.

« Adieu, mon prince Carnaval ! Vous aurez une mauvaise ligne de fièvre ce soir, je vous le prédis ! »

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 392-393.

David Farreny, 3 juin 2007
botanique

Je reviens moi-même du midi où j’ai laissé Jacqueline et François V.R. achever août et l’été sur sa chute. Nous avons passé là des jours simplement heureux, confortant nos idées, prolongeant notre inquiétude tard dans les nuits qu’on aime tant qu’on se relève pour en presser les odeurs, les chants, les douceurs, la botanique.

Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (28 août 1966) », Il faut partir, Fayard, p. 223.

David Farreny, 21 août 2008
patient

Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre ; de et vers la pierre.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
enclenchai

Et comme de coutume, j’enclenchai impitoyablement la réflexion suivante : qu’est-ce qui te serait à présent le plus désagréable ? ! Je me répondis promptement : s’habiller et sortir se promener. – C’est donc ce que je fis. ; avec la grosse écharpe autour du cou ; les mains dans les moufles : je suis prudent.

Arno Schmidt, « Les Prudents », Histoires, Tristram, p. 80.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
soustraction

Il me semble bien que j’étais, à la veille du jour où se produisit l’événement, ce que j’avais toujours été : un être effacé, à l’abri de ses propres désirs et à l’écart des conflits qui animent le monde. Je n’attendais rien. Je ne regrettais rien. Je m’accommodais, sans effort ni souffrance, d’une vie parfaitement plate, qui n’excluait pas les jouissances minimes de la pensée solitaire et de la chair plus seule encore. Je vivais pauvrement, obscurément mais, somme toute, à la mesure de mes besoins. Cependant, telle qu’alors je pouvais l’éprouver, la conscience de ma nullité était singulièrement superficielle. Je veux dire par là qu’elle se développait en moi comme par défaut, par soustraction, par une série d’opérations de retrait qui se référaient implicitement à une certaine évidence du social : je me voyais, sans complaisance et sans amertume, comme laissé-pour-compte par une vie qui s’agitait hors de moi, en une sphère d’altérité à laquelle je ne pouvais accéder, rejeté que j’étais par la surabondance des mouvements et par l’opacité des rites. À ce stade, ma nullité traduisait mon impuissance psychique à me lier et à entrer dans la danse. Je n’imaginais pas qu’elle pût, un jour, par un retournement de sens dont je ne serais, en aucun cas, le créateur mais seulement le terrain dont on dispose, que l’on travaille et qui consent, s’approfondir en une expérience spirituelle face à laquelle les attachements les plus élémentaires, qui m’avaient tenu jusque-là fixé au bonheur du jour et m’avaient servi de raison d’être, cesseraient entièrement de peser et d’intervenir.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 19-21.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
profiteroles

Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 215-216.

David Farreny, 12 sept. 2010
inaugure

Le repas s’est poursuivi dans une ambiance moyenne, qu’alourdissait vaguement le silence des Jordan. De mon côté, je filais un mauvais coton avec Agnès. La vérité est que je me révélais sensible à son regard mouillé, à sa tristesse et à la manière dont, apparemment, y compris dans les moments difficiles, elle persistait à mettre en valeur ses seins comme s’il s’était agi d’une ligne de front en deçà de quoi elle s’interdisait de reculer quelles que soient les circonstances. Ou bien, ai-je songé, les chemisiers qu’elle porte, dont le boutonnage s’inaugure très bas, sont chez elle une vieille habitude vestimentaire et elle n’y pense même pas, mais cette absence à soi m’excitait tout autant. Il faut que j’en tienne compte, me suis-je dit, et j’ai cru que, pour la première fois depuis mon départ, je me sentais vivre.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 148.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
espèce

Faire un enfant pour voir. C’est ça la pulsion de fond, il n’y a pas d’autre raison. Un passage à l’acte qui épuise le sens de cet acte. On veut vérifier une hypothèse, même si on se doute que le résultat sera négatif. Personne ne croit que ça va ajouter quelque chose. Qu’on sera plus heureux, plus unis, plus comblés. Personne ne croit au fond que l’enfant sera meilleur que l’adulte. On liquide à chaque fois une hypothèse.

À hauteur d’individu, il n’y a pas de raison de faire un enfant. À hauteur d’espèce, il y a toutes les raisons. Mais est-ce que je suis l’espèce ? Est-ce que tu es l’espèce ? Est-ce que c’est l’espèce que j’aime en toi ? Ce que j’aime en toi, ce qui m’attire en toi, c’est ce qui t’extrait de l’espèce. Ce qui, comme une grâce, t’en absout. Et voilà qu’un jour tu mets en avant un instinct qui est le contraire de ce qui m’a attiré. Un instinct dont la cause est en dehors de ce que j’ai aimé.

Philippe Muray, « 28 février 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 30.

David Farreny, 28 fév. 2016

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