intrigue

Moi, je ne sais pas ce qui se passe, je n’ai jamais su ce qui se passait. Certaines personnes, certains livres semblent le savoir, mais ces livres ne m’intéressent pas. Ils ont l’intérêt de la fiction, ils ont une intrigue. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’intrigue.

Leonard Cohen, interview.

David Farreny, 22 mars 2002
rationnelle

La sédentarité défiante, opiniâtre qu’on pratiquait était rationnelle.

Pierre Bergounioux, La puissance du souvenir dans l’écriture, Pleins Feux, p. 18.

David Farreny, 23 mars 2002
prière

Ô créateur de l’univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t’offrir l’encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire ; ma poitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l’aise, l’air embaumé des champs ; tandis que, lorsque j’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de t’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes.

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 649.

Guillaume Colnot, 2 déc. 2002
sphéricité

Je vois certains jours, je vois et je fais en silence, je fais un grand, grand polyèdre qui à partir du plancher occupe une bonne partie de ma chambre, un grand polyèdre, presque une sphère, non pas presque, mais en route vers la forme sphère. En route depuis longtemps, faite et refaite nombre de fois et encore à refaire.

Les multiples faces, je les brise et ainsi augmente leur nombre et diminue l’écart qui la sépare de la forme sphère.

Ainsi, à vrai dire, assez grossièrement, je galbe, je cintre ce volume pseudosphérique… qui résiste.

Il me reste encore, il me reste toujours des surfaces à écraser davantage. Dès que j’ai une demi-heure de libre j’y reviens et me donne ainsi beaucoup de mal, espérant arriver à une meilleure approximation de sphère, mais la sphère s’étend, devient plus grande et conséquemment les faces, les faces que je dois à nouveau briser, presque émietter, de façon à en faire presque des facettes (ce serait déjà mieux) ; mais combien de milliers, de milliers et de milliers de facettes faudra-t-il que je fasse ? Si nombreux et détaillés que soient les écrasements, et duplications des faces en faces plus petites, il semble qu’il y ait des régions de la presque sphère, où le travail d’arrondissement est à peine commencé. La sphéricité de la masse, décidément j’en suis loin encore.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 532.

David Farreny, 2 juin 2006
local

Au bout d’un chapitre, le pharmacien essuyait ses lunettes, murmurait : « j’aime Perrault… c’est si doux » et sur cet aveu, piquait dans son cahier, rouge comme une pivoine. Pendant que Carabosse ou Carabas, syllabe par syllabe, livraient prestiges et secrets, la nuit descendait sur la ville, puis la laine de la neige sur les rues noires. Mes vitres se couvraient de plumages de givre et les premiers chiens parias commençaient à hurler. Je mouchais la lampe à pétrole. Nous avions bien travaillé. Le pharmacien remettait sa pelisse, me tendait cinq tomans que nous allions tantôt convertir en vodka et me quittait sur le seuil en soupirant : « Ah ! monsieur le professeur, quel hiver atroce, perdu, ici… dans le Tabriz. »

En vodka, en billets de cinéma Passage, toujours bondé parce qu’il y faisait chaud. Étrange local : des chaises de bois, un plafond bas, un large poêle chauffé au rouge, parfois plus brillant que l’écran. Et merveilleux public : des chats transis, des mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos, des gosses pleurant de sommeil, et un gendarme chargé d’assurer l’ordre au moment où on diffusait l’hymne national en projetant le portrait de l’Empereur, souvent la tête en bas.

[…]

Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques, des impératrices en hermine dévalaient les escaliers. Le public occupé à rouler des cigarettes ou craquer des pistaches n’y voyait aucune objection.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 152.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
obstacle

Dans l’allée, dans le sable ensoleillé, au pied d’un if, le plus sombre, une colonne de fourmis noires. Avec un petit seau d’eau, un seau à sable de plage, et de l’eau prise dans la cour, à la fontaine, l’obstacle d’une flaque jetée par les jumeaux interrompait les lignes militaires de transport des fourmis. La flaque d’eau, un véritable lac pour les insectes, troublait l’affairement des fourmis transporteuses de graines, les fourmis des régiments d’un « génie fourmilier », pontonnières en brindilles. Il y avait un mouvement perpétuel de circulation fourmilière dans les deux sens. Croisements, mots de passe, reconnaissance d’antennes ; concentrations, coagulations noires autour d’une énorme guêpe morte, comme des Lilliputiens autour du géant entravé, Gulliver.

Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 59.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
profit

La confession doit être grave. Il étudie son mal avec un grand scrupule, comme s’il s’agissait d’une infection inconnue qu’il y aurait grand profit à connaître.

Louis-René des Forêts, Scolies à propos du « Bavard ».

David Farreny, 10 nov. 2009
point

Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plates-bandes d’idées. […] Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement ; paisiblement ; — pai. Si. Blement. – – (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé ; très brillant. Brillant gênant en fait ; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
solde

Ce serait bien s’il y avait moyen de se tirer soi-même d’emblée de soi-même. Mais on n’accède à notre âge, à notre être de raison qu’après avoir traversé l’épaisseur, la douleur de l’antique illusion. On s’est cru d’abord différent, dénaturé, pire qu’un scorpion, qu’une raie torpille car on ne les voit pas, eux, désespérer de leurs dards, accus, se frapper à la nuque, se consumer dans l’éclair d’un arc électrique.

Nous si. Nous, on peut. Il vient un moment où on va le vouloir et peut-être que ce moment, aussi, est nécessaire. C’est la quittance à verser au vieux sang, le tribut que la veille duperie réclame pour solde de tout compte.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 50-51.

Élisabeth Mazeron, 8 juin 2010
foi

Lire comportait un travail sourd, spécial, hasardeux, souvent infructueux, visant à corriger cette déformation prismatique. Il fallait sans cesse déplacer l’accent. Ce que, spontanément, nous jugions significatif, bon, important, réel ne possédait aucune de ces qualités sur la page. À l’exception de travaux savants, d’un traité de géologie, en deux volumes, dont je reparlerai, les livres que je consultais à la bibliothèque municipale renvoyaient invariablement à des faits, des gens, des endroits dont nous n’avions nulle expérience et dont l’existence, par suite, présupposait de notre part un acte de foi. Il fallait d’abord se persuader que les caractères imprimés se rapportaient à quelque chose d’effectif. L’opération était relativement aisée lorsqu’il s’agissait d’ouvrages didactiques. Pour étranges, incroyables, parfois, qu’aient pu paraître des personnages, des événements, des animaux, des machines, ils ne faisaient qu’ajouter de l’ampleur, de grands gestes, des phrases superbes, des crocs, des couleurs, des chevaux-vapeur à la version simplette qui traînait dans les parages. Mais les récits d’imagination me jetaient dans un extrême embarras.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 18-19.

David Farreny, 7 juin 2013
criai

Je rouvris les yeux et me remis à faire les cent pas devant la grange, toujours plus vite, comme si je voulais prendre un élan. Je m’arrêtai. Je sentais ma poitrine devenue instrument, et je criai. Filip Kobal qu’on n’entendait jamais à cause de sa petite voix et que les surveillants du foyer religieux réprimandaient parce que sa prière « ne passait pas », Filip Kobal criait, à le faire désormais regarder avec d’autres yeux par tous ceux qui le connaissaient.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 170.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
conversation

On lui a fait répéter la phrase et elle a avoué qu’elle avait, par exemple, toujours eu peur des gants, qu’elle n’en portait jamais. Ce qu’elle voulait dire c’est qu’elle. Elle a fait une pause. Elle avait envie de leur dire quelque chose d’extraordinairement gentil. Pour la première fois, ils l’écoutaient, s’intéressaient à elle. Edgar, puisque la vente était jouée, n’accaparait nullement la conversation et les regards de sa mère. Elle a raconté un rêve, on était à table, mais ça irait, un rêve où une main s’enfonçait dans sa gorge et lui arrachait les viscères. Le pire était que tous ses organes venaient et elle ne distinguait plus son intérieur de son extérieur. Ce qu’elle voulait dire encore une fois, c’était qu’elle craignait les phrases comme mets-toi à ma place parce qu’elle ne voulait se mettre à la place de personne.

— Vous comprenez ?

Elle a expliqué qu’elle avait un peu de mal à comprendre ce qu’elle voulait dire encore une fois, mais qu’il était important pour elle qu’elle ne classe plus les situations entre irréversibles et réversibles, qu’elle devait être plus douce avec elle-même en somme. Sa dernière proposition a fait renaître les sourires et, comme Danuta apportait le dessert, on a changé de sujet avec soulagement, mais sans plus, et le père a confirmé au nom de tous qu’il n’y avait aucun problème à ouvrir son cœur. Julie a remercié.

— Non, non, je vous en prie.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 300.

Cécile Carret, 19 mars 2014
certaine

Aime ton prochain comme toi-même : c’est-à-dire avec une certaine honte.

José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.

David Farreny, 6 janv. 2015
presque

Pendant que je dors, je vis presque.

Édouard Levé, « Pendant », Inédits, P.O.L..

David Farreny, 25 mai 2024

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