dit

Aurait-il fallu lui parler, à ce garçon mécanique ? Lui dire ce que j’aurais souhaité, qu’il me caresse ici ou là, qu’il m’embrasse et me laisse l’embrasser, qu’il m’offre un moment sans but, dans la pure effusion de la peau, au lieu de me seriner sans parole mais par tous les moyens qu’il fallait que je l’encule dans les plus brefs délais, et qu’il n’y avait pas lieu à tergiversations ? Mais non, parler n’aurait servi à rien. Le comportement sexuel, c’est vraiment la vérité de l’être. Le corps dit dans l’amour ce que l’esprit ne peut entendre, et ce qu’il n’entreverra jamais — pas avant une très profonde révolution culturelle et psychologique qui prendrait des années, si tant est qu’elle ait une chance de survenir.

Renaud Camus, « lundi 16 décembre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 288.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
anuitée

Les rues exhalaient, dès onze heures, l’odeur de goudron fondu et de pierre cuite qui enferme, pour moi, le souvenir de ces heures où il semblait qu’on eût changé de latitude. La ligne des collines, autour de l’agglomération, se mettait à ondoyer. Le ciel pâlissait. À midi, tous les volets étaient rabattus, comme si l’obscurité était retombée, qu’on eût regardé un négatif grandeur nature de la ville anuitée. On ne voyait plus personne. Les martinets, dont les cris démesurément filés, suraigus, exaltés tissent un dais sonore par-dessus les toits, se taisaient. Le soleil imposait un silence despotique, presque inquiet.

Pierre Bergounioux, François, François Janaud, pp. 64-65.

David Farreny, 26 oct. 2005
naturel

Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.

Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.

David Farreny, 10 fév. 2007
blatéra

Un cyclone atypique.

C’était difficile à expliquer sans utiliser de termes.

Un cyclone, disons.

Ce qu’on avait pu observer, c’était des sortes de prémices.

À côté, le cyclone aurait une puissance, comment donner un ordre d’idée ?

Olaf le savait, on n’était pas dans une zone à cyclone. Bien. Mais là.

Bref, un cyclone.

Maintenant, dans combien de jours ? Combien de semaines ?

Un cyclone se déplace à la vitesse de.

Le plus souvent, du moins, parce que celui-ci.

La météo sur les dents, suivre ça sur les écrans, calculer la trajectoire.

Ne rien dire tant qu’on n’est pas sûr. Rien n’est prévu pour les cyclones sous nos latitudes.

Il se leva, tourna dans le peu d’espace libre, mains dans les poches, sourire. Il va falloir arrimer, prévint-il. Tout arrimer, nous avons vécu trop longtemps dans l’idée que l’air était calme. L’air n’est pas calme. Nous autres, météorologues, nous avons cette connaissance du désordre de l’air. Les nuages sont loin, n’est-ce pas, les nuages ne sont pas là, le soleil non plus, la lune non plus. Et pourtant, quelquefois.

Il sourit avec admiration.

Quelquefois, cyclone.

Il attrapa un éléphanteau luisant. J’ai déjà vu un ou deux cyclones, dans ma vie, à l’époque où je voyageais. Mon père aussi voyageait beaucoup. Ce petit objet vient de là-bas, et cet autre, et toute cette collection sur l’étagère. Mes parents nous ont fait beaucoup de cadeaux. Ils rentraient de voyage, ils ouvraient le coffre, ils disaient devinez ce qu’on rapporte. Et hop, hop, les cadeaux. Ça finit par s’entasser.

Il blatéra de rire.

La gueule, hoqueta-t-il, la gueule de mon chef quand je suis entré dans son bureau en disant cyclone. Mon chef est à trois mois de la retraite. J’entre dans le bureau, je sors le schéma, je lui mets ça sous le nez, je dis cyclone. La gueule ! La gueule !

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 96.

Cécile Carret, 27 août 2009
fluait

Cette ville était devenue, pour moi, une expérience spirituelle et la lumière souvent brumeuse qui la baignait me sensibilisait constamment à un ordre de vérité où les choses ne sont ni elles-mêmes ni leur reflet mais se tiennent ailleurs et se diluent en des significations multiples et toujours fuyantes — comme si la lumière était, ici, de nature aquatique et formait l’élément vital de ce qui n’en finit jamais de naître : larves, plancton, sargasses, semences saturniennes. C’était l’indéfini. Et lorsque les brouillards — légendaires — mêlaient, en leur stagnance, la totalité des éléments, la ville et la pensée comme la chair et son souffle ne se dissociaient plus : dans la profondeur de son inertie, le cœur unique de toutes choses fluait au-dedans de lui-même. Et moi, comme un atome que l’amour eût noyé, je consentais sans réserve au bercement du temps.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 15-16.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
créancier

J’avais beau ne pas lui être très supérieur, il m’inspirait à la fois de la pitié et une vague répugnance ; mais la pitié de ce temps-là, demeurant sans effet, se dissipait aussitôt conçue comme fumée au vent, et laissait dans la bouche un inutile goût de faim. Comme tout le monde, sans toujours me l’avouer je cherchais à l’éviter : il était dans un état de besoin trop criant, et quiconque est dans le besoin est un peu notre créancier.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 8.

Cécile Carret, 21 mars 2010
institution

Je fis ainsi d’innombrables pages d’écriture et arrivai à quelques kilomètres d’écriture, à la plume Sergent-Major, l’« étroite » ou la « lance », plus large mais plus dangereuse à manier car on y écrasait trop facilement les pleins et faisait des déliés trop gros. Lorsque les lettres n’étaient pas convenablement formées, on devait joindre les doigts de manière à les regrouper tous autour du pouce, garder la main verticale, bras tendu, pour qu’il soit tenu plus facilement si on tentait de le retirer. Je recevais chaque fois de cinq à dix coups de règle carrée en fer sur le bout des doigts, une douleur indescriptible qui remonte le corps entier et pendant laquelle on se demande comment il se fait qu’on soit encore en vie, le pire des châtiments corporels – la badine ou les verges sont presque un plaisir en comparaison.

Ce qu’on a fait et que l’on fait encore aux enfants est difficilement imaginable. Personne ne mesurera jamais ce que peut être la souffrance d’un enfant, et ce que les adultes prennent pour une simple et juste correction est une immense tragédie qui n’a jamais été écrite, parce qu’elle est démesurée, inaccessible à toute parole, et qu’il existe bien peu de moyens de se guérir d’une telle affliction, d’une blessure de l’être même. Elle reste toujours ouverte en profondeur, en sommeil dans l’âme, prête à se raviver dans toute son ancienne intensité. Le miracle, c’est que tant d’enfants, par un moyen ou un autre, s’en soient tout de même tirés. Il est probable que bien des crimes commis en ce monde ont pour origine la souffrance toujours injustement infligée aux enfants. Mais il est aussi bien des orphelins qui découvrirent grâce aux châtiments corporels la suprême recollection, bientôt détenteurs et maîtres exclusifs d’un septième ciel, de jour en jour prolongé, affiné, illustré par l’image même de ce qu’ils subirent et différé jusqu’à l’ultime cri.

Ces coups de règle sur les doigts faisaient partie de l’arsenal quotidien de la pédagogie de l’époque, aussi bien, semble-t-il, dans l’enseignement laïque que dans l’enseignement dit « libre ». À l’école libre, dont l’institution où on m’élevait dépendait, c’était à ce point courant que cela n’était même plus de l’ordre de la punition.

Tout enfant pensionnaire de l’époque vivait dans la punition, c’était un état naturel. On était presque soulagé d’être encore puni, le temps intermédiaire n’étant que l’intervalle entre deux punitions. Lignes et punitions de tous ordres devenaient ainsi un véritable refuge dans un univers d’enfance sans recours. Le tarif variait de cent à cinq cents lignes, c’est-à-dire de cinq pages de cahier à vingt-cinq environ. Il fallait écrire autant de fois qu’il y avait de lignes « Je ne dois pas parler en classe », ou bien « Je ne dois pas sucer mon pouce », ou encore « Je dois écouter ce qu’on me dit ».

Des lignes, j’en fis des milliers, et lorsque bien plus tard je commis avec un autre pensionnaire je ne sais plus quelle faute – en tout cas, ce n’est pas ce qu’on pourrait penser –, j’en fus le seul puni (les parents de l’autre payaient mieux). Je fus condamné à faire deux mille lignes (il n’y avait déjà presque plus de restriction de papier) et on eut l’intelligence de me faire copier un texte littéraire, je ne sais plus lequel. Je copiai avec passion. Je me rendis compte alors que copier n’était ni aussi mécanique ni aussi sot qu’il y paraissait et qu’il y fallait à la fois attention et précision. J’appris ainsi, à seize ans passés, l’orthographe une fois pour toutes. Jusque-là, je faisais en général de vingt à trente fautes dans une dictée de vingt lignes.

L’agenouillement sur une règle carrée ou sur ses propres doigts était lui aussi chose courante et, quoique nous ne fussions plus guère qu’une douzaine en 1941 ou 1942, il y en avait toujours au moins un dont on voyait les semelles et qu’on entendait geindre dans un coin. La directrice, qui enseignait toutes les matières sauf les mathématiques et l’anglais, se tenait au fond de la salle, gifle prête. Comme elle portait des semelles de crêpe, on ne l’entendait jamais venir et on avait beau être sur ses gardes, la gifle n’en tombait pas moins, appliquée de toute la main un peu en creux, de sorte à bien prendre ; on en avait la tête qui bourdonnait et on voyait tout en rouge. Je ne vivais plus que bras replié, coude en avant, abritant le visage.

On m’accusait alors d’avoir « mauvais esprit » et de vouloir faire croire à tout le monde qu’on passait son temps à me gifler, et on me giflait à tour de bras pour bien m’apprendre qu’on ne me giflait pas.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 185.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
cœur

Ces livres m’ont envoyé ailleurs, dans le corps et la voix de qui je n’étais pas et, ce faisant qu’ils fomentaient mon évasion, ils m’ont déposé au cœur de moi-même, procédant à une invasion salutaire, m’allouant cette chose toute simple dont on ne peut aucunement faire l’économie : la reconnaissance ; petit miracle que Charles Juliet résume d’un sublime trait de simplicité : « Le rôle de l’écrivain est de prêter à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même. » Ces livres me devinaient, ils m’écrivaient et me donnaient droit de cité tout en mettant au jour une part commune. Je m’aventurais dans l’étranger pour finalement tomber sur moi-même, m’offrant d’aller dans une complexité à laquelle la dictature du divertissement généralisé a définitivement tourné le dos.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 11.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
pompe

Doigt blessé, bonnets multicolores, combinaison noire, clé argent : la pompe à détails était bel et bien réamorcée.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 20.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
matière

Il n’y a que les dilettantes pour croire que les sujets se trouvent au-dehors. Si nous en avons, ils sont en nous-mêmes. Celui qui est né et qui a ouvert les yeux dispose de la matière pour sa vie tout entière.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 170.

Cécile Carret, 22 juin 2013
moraines

How little there has remained in me of my native country, constate le chroniqueur en passant en revue les rares souvenirs qui lui sont restés et qui suffisent à peine à rédiger la nécrologie d’un garçon disparu. La crinière d’un lion prussien, une bonne d’enfant prussienne, des cariatides portant la sphère terrestre sur leurs épaules, les bruits mystérieux de la circulation et les coups de klaxons remontant de la Lietzenburgerstrasse jusque dans l’appartement, le crissement de la conduite de chauffage central derrière le papier peint, dans le coin sombre où l’on devait se tenir face au mur lorsqu’on était puni, l’odeur infecte de l’eau de lessive dans la buanderie, un jeu de bille dans un espace vert à Charlottenburg, le café de malt, le chou-rave, l’huile de foie de morue et les bonbons à la framboise qu’il était défendu de prendre dans la boîte en argent de grand-maman Antonina — n’étaient-ce que des phantasmes, des fictions totalement inconsistantes ? Les sièges de cuir dans la Buick de grand-papa, l’arrêt de bus Hasensprung dans le Grunewald, la côte de la Baltique, Heringsdorf, une dune de sable entourée de pur néant, the sunlight and how it fell… Lorsque quelque fragment de cette sorte émerge des profondeurs par suite d’un glissement dans la vie de l’âme, on pense toujours qu’on va pouvoir se rappeler. Mais en réalité, on ne se rappelle évidemment pas. Trop d’édifices se sont écroulés, trop de gravats se sont accumulés, insurmontables sont les dépôts sédimentaires et les moraines.

Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 208-209.

David Farreny, 29 janv. 2015

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