courage

Et malgré tout ce bonheur qui nous entoure, qui nous fait signe, quelqu’un, un jour, a osé parler du courage de vivre. Quelqu’un, un jour, s’est suicidé. […] Tous les charmes que dispensent l’écoulement des jours, et les jeux proposés ici-bas, rien ne résiste à l’ennui, à la fatigue, à l’usure de notre sensibilité. Le temps d’aménager en hâte notre intérieur, et déjà la cloche sonne. Il faut partir. Tout laisser, tout perdre, cette femme que l’on a aimée, cette nature qui nous a bouleversé. Comment ne pas comprendre les milliers d’à quoi bon qui éclatent et s’évaporent dans l’indifférence de l’espace.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 28.

David Farreny, 13 avr. 2002
grains

Le train part peu avant quatre heures. J’ai emporté une étude sur Keynes mais, comme tout mon temps se passe à écrire ou à lire, je prends l’audacieux parti de regarder. Ciel splendide, d’un bleu cru, contre lequel le vent de nord-est pousse de grandes nefs colorées, cumulus à la base fondue, vitreuse, au sommet éclatant, cérébelleux, d’autres d’un blanc pur et, au sud-ouest, sur le quart de l’horizon, un grand voile soufré sur lequel se détachent deux ou trois écharpes minces, des grains.

Pierre Bergounioux, « mercredi 2 octobre 1996 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 755.

David Farreny, 27 déc. 2007
recommencé

Hier, départ de New York vers 16 heures. Le diable pour trouver un taxi. Ciel gorge-de-ramier, mer de plomb, très lourd. On prend du recul : New York est gommé peu à peu. Le gratte-ciel, c’est une répétition, un jeu de Meccano, ce n’est pas de l’architecture : c’est un rez-de-chaussée recommencé 100 ou 120 fois. Il y a 47 ans tout, à New York, m’enthousiasmait, m’amusait. Les beaux panaches au cimier des casques (le chauffage central, au dernier étage) disparaissaient, l’été, les tons sont gris, vert bronze, beige, rouge sang. Des ruines d’un empire. Du haut du Chrysler Building, les docks comme des arêtes de hareng latérales.

Paul Morand, « 19 juin 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 405.

David Farreny, 25 mai 2009
neuve

« Tout a une fin », j’entends cette sentence éculée sur le trottoir devant la boulangerie ; elle entre en moi neuve et scintillante comme une épée.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 26.

David Farreny, 27 juin 2010
oisiveté

Mais le stade est nommé dans l’Écriture, direz-vous ? D’accord ; mais avouez aussi avec moi qu’il est indigne de vous de regarder ce qui se passe dans le stade, les coups de pied, les coups de poing, les soufflets et les mille insolences qui dégradent la majesté de l’homme, image de Dieu. Vous ne parviendrez jamais à approuver ces courses insensées, ces efforts pour lancer le disque, et ces sauts non moins extravagants ; jamais vous ne louerez cette vigueur inutile ou fatale, encore moins cette science qui travaille à nous donner un corps nouveau, comme pour réformer l’œuvre de Dieu. Non, non, vous haïrez ces hommes que l’on n’engraisse que pour amuser l’oisiveté des Grecs.

Tertullien, Contre les spectacles, Vivès.

David Farreny, 28 mars 2011
antipodes

Cathy prend le volant et je ne suis pas rassuré du tout. Nos maximes directrices sont aux antipodes l’une de l’autre. L’univers qui l’a engendrée était homogène, autonome, ancré dans la civilisation rurale traditionnelle, la longue durée braudélienne, doté d’une forte assise matérielle et d’une vigoureuse et farouche détermination que pondéraient des femmes enseignantes, Jeanne, Berthe, Octavie, chacune admirable, à sa façon. L’accord était parfait entre parents et enfants, la confiance entière, les valeurs incontestées. J’ai vécu, grandi, malheureux, divisé, dans un monde écartelé entre la vieille campagne et les prestiges lointains de la culture citadine, dans la petite bourgeoisie d’une sous-préfecture excentrée. Aussi loin que je remonte, je cultive une dissidence ouverte ou larvée, récuse (avec raison) les préceptes qu’on prétend m’inculquer, me paie de chimères, d’idées folles, forme des projets extravagants, sacrifie à des occupations insanes, voudrais savoir, entreprends de me changer, me condamne à des travaux sans fin, à un mécontentement éternel, au désespoir. Voilà ce qui explique que je sois plein d’appréhensions, sur le siège du passager, tandis que Cathy, sereine, résolue, agissante, égale, une, tient le volant. Il fait beau. La campagne est au faîte de sa gloire, en cette fin juillet, les arbres en majesté, d’un vert plus sombre, déjà, sur le fond clair, jauni des prés, l’or, ici et là, des blés. La circulation se fait plus dense, sur l’A 71. Par moments, je parviens à m’absorber dans la contemplation émerveillée du paysage traversé puis la crainte revient, m’accapare. On roule trop vite, trop près de celui qui nous précède. Je prends les commandes à Vierzon et ça va beaucoup mieux.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 juillet 2008 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 890.

David Farreny, 26 fév. 2012
impossible

Être l’amant d’une fille de ferme, d’une petite serveuse de café, d’une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l’aime. Est-ce impossible ?

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 58.

David Farreny, 24 mars 2012
rêvaient

Un moment, ils restèrent ainsi, en position horizontale, dévêtus, couchés côte à côte sous leurs légères couettes d’été.

Puis une étrange lueur brilla derrière leurs paupières closes, et ils se levèrent, se quittèrent, traversèrent les murs, les années, s’en allèrent dans différentes directions, par des sentiers inconnus d’eux-mêmes, revêtus désormais de toutes sortes de costumes imaginaires.

Le miracle quotidien s’était accompli ; ils rêvaient.

Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 48.

Cécile Carret, 4 août 2012
fais

— Tu travailles ?

— Tu le vois bien.

— Je vois que tu ne fais rien.

— Tu ne peux pas comprendre.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013
redisposer

Et le pharmacien, à nouveau perdu dans ses pensées, grimpa sur la table de son laboratoire, se retroussa les manches et se mit à se soulever sur la pointe des pieds ; un simple changement d’angle de vue, et qu’on ne voit que si on le connaît, suffit donc parfois à donner aux choses une autre tournure et à en redisposer l’ordre.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 48.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
oubli

Les gens qu’a connus Chamfort sont pour beaucoup dans l’immortalité de son esprit ; peut-être que les imbéciles qui m’environnent seront la cause de mon oubli.

Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 40.

David Farreny, 10 mars 2016

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