néant

Quant à la métaphore du jugement de Salomon, elle se résume à peu près à ce choix : ou bien quelque chose, ou quelqu’un, une valeur, un privilège, un bonheur, un jardin, survivent et perdurent dans l’être, mais c’est au profit d’une seule personne ou d’une seule classe, d’une partie seulement d’une société donnée, d’un nombre délimité de personnes (c’est le choix que fait la vraie mère, même si cette solution-là implique qu’elle va perdre l’enfant) ; ou bien ce quelque chose, ou ce quelqu’un, cet enfant, ce privilège, ce bonheur, cette valeur, ce parc, vont faire l’objet d’une répartition générale, entre toutes les parties présentes, tous les membres d’une société donnée — et cela, même si cette répartition générale implique que l’enfant soit tué, la valeur pervertie, le privilège aboli, le bonheur réduit à néant (du moins personne n’en jouira-t-il : c’est le choix de la fausse mère et, à mon avis, de toute la modernité).

Renaud Camus, « vendredi 9 mai 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 224.

David Farreny, 30 avr. 2006
baroques

Louise ne sourit pas. Elle se lasse. Le va-et-vient, les couleurs agitées, les éclairages multicolores à toutes hauteurs, les allumages en transe, les néons qui s’éteignent, se répondent, clignent, clignotent, se réverbèrent, miroitent, se reflètent sur la chaussée qui les reçoit, les renvoie. Lumières en courses folles. Inintelligibles signaux sans ordres déclenchés. Fusées baroques d’une guerre inconnue. De bas en haut. De haut en bas. Mécanique régulière, verticale, mouvement, pluie perpendiculaire. Sur la foule hâtive en tous sens horizontale et déformée.

— Vertigineux, murmure Louise, allons donc nous asseoir, je n’en peux plus. Regarde donc ces mouvements perpétuels entrecroisés.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 45.

Cécile Carret, 18 mars 2010
mainates

Nous nous embrassâmes. Sophie Gironde avait grossi. Elle avait l’air triste. Elle vint se frotter avec impudeur contre moi pendant plusieurs minutes, comme si nous étions seuls au monde ; elle me soufflait sur le visage une haleine capiteuse de chamane fatale, elle me touchait les omoplates et les hanches, et nous restâmes ainsi, suspendus dans la lumière imprécise, incapables de prononcer la moindre syllabe et même de formuler une pensée nostalgique ou constructive, seulement conscients de notre absence de passion et conscients qu’autour de nous les secondes s’égrenaient et que des corbeaux atterrissaient sur le bitume et s’assommaient, des vautours moines, des hornbills, des mainates, des pigeons. Après un moment, Patricia Yashree se joignit à nous et déploya sur nous un châle noir qu’elle avait porté jusque là sur les épaules, et elle nous enlaça. Avec une tendresse incrédule, nous nous balancions tous les trois sur le trottoir, échangeant de confus messages charnels, désolés de ne pas être plus émus car, pour tout dire, nous ne réussissions pas à savourer pleinement l’instant.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 194.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
cerisier

Voici un cerisier sur leur chemin et ses mille têtes réduites d’apoplectiques suspendues aux branches par leur dernier cheveu, le sang presque noir déjà affleurant et comme pulsant sous le fin tégument de leur peau tendue, luisante, et qui semblent appeler la dent du carnassier plus que le bec du sansonnet.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 70.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
tableau

L’homme est un immense marécage. Quand l’enthousiasme le prend, c’est, pour le tableau d’ensemble, comme si dans un coin quelconque de ce marais une petite grenouille faisait pouf dans l’eau verte.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 509.

David Farreny, 9 nov. 2012
volubilité

Six cents ans plus tard, la famille était assemblée autour de la table du déjeuner. Pour l’occasion, le père avait passé un veston de velours. Nous bûmes le vin de ses vignes. C’était un vin de dimanche, grisant, jeune et bavard, dévot, oisif, issu de malvasia, de trebbiano et de sangiovese. Cette litanie des cépages était le début de la volubilité. Nous parlâmes de contrées que ni eux ni nous n’avions visitées, de l’éducation des enfants, de la ville, de l’automne qui approchait, des vendanges.

Baptiste s’était endormi. Nous l’avions couché dans un grand salon frais, obscur, et sur le berceau se penchaient les tableaux champêtres, les bergers jouant du flûtiau, les nymphes dansant au clair de lune, le front et le crâne de saint Jérôme.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 117.

David Farreny, 20 juil. 2014
lâcher

Relu et détruit des élégies de jeunesse (1975). Il ne s’agit pas de soigner ses propres traces mais de lâcher du silence entre les signaux.

Gérard Pesson, « lundi 10 mai 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 101.

David Farreny, 19 oct. 2014
aussi

Ah ! les nonnes n’ont point seulement fait un strict vœu de chasteté, elles ont aussi de forts barreaux à leurs fenêtres.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 171.

David Farreny, 5 déc. 2014
distance

Au fond, le politique ne m’intéresse que par misanthropie, dans une saine distance ou la contemplation fascinée de la bêtise humaine, et je ne me sens pas entièrement désigné par la définition fondatrice de la pensée politique occidentale — celle d’Aristote qui, dans sa Politique, dit que « l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société ». Qu’on me permette de préférer ce qui suit, dans la même phrase : « Celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune cité est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. » Soyons donc dégradés ou supérieurs, ou trouvons notre supériorité dans cette forme singulière de dégradation qu’est le fait de s’écarter de la dimension naturelle du politique, puisque l’État me garantit une liberté qui n’est en vérité qu’un champ de restrictions juridiques.

Richard Millet, « 5 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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