essieu

Rature sur les traits du visage

sur l’empreinte de l’objet

sur la trace du fait

sur les innombrables ennemis jamais assez vomis

table rase non une fois mais mille fois mille fois à refaire

sur l’origine

sur les développements

sur le proliférant

sur l’adoucissement, poisson pilote du prochain reniement

sur soi

sur toi

sur l’essieu

rature

rature

rature

Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 423.

David Farreny, 22 juin 2002
grimace

Les années passant, je me suis mis à mal supporter les dîners à plus de quatre convives où, le vin aidant, propos et attitudes finissent toujours par se décaler, fût-ce légèrement, pour derrière la façade aimable d’un ami très cher, faire place à la grimace plus ou moins supportable d’un parfait inconnu. J’ai donc pris le risque de passer pour un triste sire, m’étant aperçu que je n’avais nulle envie de découvrir chez les autres quoi que ce soit qu’ils n’aient eu expressément envie de me dire.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 10.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
déréliction

À la fin, tu m’en auras servi bien assez de cette boisson douce-amère, de cette liqueur noir de jais, de ce poison très lent qu’on accumule comme un venin d’abeille. Tu m’auras abreuvé jusqu’à plus soif avec ce lait ténébreux, ce mauvais sang, cette mélancolie dont je tire mon miel, qui avive la douleur et la volupté, qui fait si mal et qui fait du bien obscurément. J’aurai eu ma dose, j’en serai sevré, j’espère, de cette eau-de-vie fatale, de ce mauvais alcool qui cogne fort, rejette toujours un peu plus dans la déréliction et entérine le fait, s’il en était besoin, que l’on a perdu d’avance, que tout est joué depuis le commencement.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 63.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
lieu

« Je ne sais pas ». Presque une devise, à force de reprises. Je crois vraiment qu’en poésie l’important n’est pas de savoir mais de faire. On sait éventuellement un peu après, mais ce savoir frêle est déjà dépassé par le faire suivant. C’est cela, créer, à la différence de réaliser ou d’exécuter. Pas d’angoisse donc, dans cette position de non-savoir : c’est le lieu où il faut être pour écrire.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.

Cécile Carret, 4 mars 2010
changer

Mon père, mes oncles, celui de mes grands-pères que j’ai connu, étaient pêcheurs. En l’absence d’occupations sérieuses, de soucis historiques, comme de changer le monde ou simplement soi-même, ils passaient au bord de l’eau le temps qu’ils ne passaient pas au travail. Que dire des heures que nous avons partagées, eux qui appartenaient corps et âme à leur petit pays, moi qui étais, même si je n’en savais rien, pour le quitter ?

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 11.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
tiens

Tiens, un ragondin !

Mammifère rongeur originaire d’Amérique du Sud, le ragondin peut atteindre 64 centimètres, mais celui-ci est un peu plus petit, aux incisives orange. Il se nourrit essentiellement de plantes d’eau douce. Sa fourrure interne imite celle du castor, c’est un luxe dont il jouit secrètement, sans ostentation.

Un hiver rigoureux succède à l’automne pluvieux suivi à son tour d’un printemps ensoleillé puis d’un été torride, qui touche à sa fin, voici les premières pluies d’automne.

J’avais trouvé une parfaite définition du brouillard, je l’ai perdue.

Le vaillant petit tailleur sent venir la faim. Il fait halte devant un pommier et tend le bras pour cueillir un fruit. Mais lequel choisir ? Il hésite. Toutes ces pommes sont très réussies. Comment fait le ver ?

Le lendemain, c’est la soif qui le surprend. Il s’agenouille sur la berge d’un clair ruisseau. Mais à quel moment plonger ses mains en coupe dans cette eau courante ? quelle gorgée boire, et pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Depuis combien de jours marche le vaillant petit tailleur, depuis combien de mois ? Sa ville n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Rue du Poids de l’huile, le chat aux trois couleurs furète dans les coins. Il doit chercher sa bille, pense le petit tailleur. Là-bas, sous la carriole du chiffonnier.

Il se croit perdu dans la forêt profonde. Il n’y a pourtant qu’un arbre dans la plaine. Mais il tourne autour interminablement.

La fatigue tombe d’un coup sur ses épaules. Le petit tailleur la couche sur un lit d’herbe, et se sauve sans faire de bruit.

Mais quand enfin il dénoue sa ceinture pour s’étendre plus à son aise, tout se fige et fait silence sur Terre et dans le ciel. Cette imperceptible vibration de lumière pourtant ? Ce sont les sept étoiles de la Grande Ourse qui tremblent : elles ont lu.

— Je dors sur mes deux oreilles sans parvenir à fermer l’œil, qui suis-je ?

— Le vaillant petit tailleur ?

— Mais non !

— L’auteur ?

— Mais non ! La lune !

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 50.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
être

cette vision nocturne d’un homme qui va

en poussant devant lui une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

promenée aux rigoles de la rue déserte

cette vision lugubre au milieu de la nuit

de la réalité nocturne du quartier

un homme noir qui pousse ce long instrument

sur le revêtement de la rue bitumeuse

un être appartenant à l’existence humaine

promène dans la nuit une espèce de manche

au bout duquel se trouve une longue guenille

qui passe dans la rue et rassemble l’ordure

oh ! la tranquillité du geste répété !

oh ! la répétition des crasses rejetées

chaque jour sur la rue anonyme où déjà

la pute a disparu parce qu’il se fait tard !

j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet

j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière

et par le noir de mon cerveau j’ai essayé

d’attraper quelque chose comme un somnifère

pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère

William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.

David Farreny, 30 mai 2011
heurté

Elle portait le costume ordinaire des Laponnes, et n’y avait ajouté pour la solennité qu’une coiffe-casque ornée de petites plaques d’argent, derrière laquelle pendait une énorme touffe de rubans de coton tramés de cuivre et d’argent. Les libéralités de sa famille ou de son fiancé lui avaient, en outre, permis d’attacher après elle une quantité de petits fichus de laine ou de coton de fabrique anglaise, choisis des couleurs les plus éclatantes. Tout cela était accroché autour d’elle pêle-mêle, comme à un portemanteau, et ces tons tranchés, ces lambeaux flottants, ce désordre criard et heurté, contribuaient à rendre son costume aussi disgracieux que sa personne.

Chacun se tenait debout et en silence autour de la chaire. Bientôt le ministre arriva. Il lut les versets consacrés, unit les mains des époux, échangea leurs anneaux, puis leur fit en langue laponne une allocution qui dut être touchante, car tout le monde se mit à pleurer à chaudes larmes.

Mon ignorance de la rhétorique laponne ne me permit pas de prendre part à l’émotion générale ; mais en regardant les contorsions de physionomie de tout cet horrible petit monde, j’entrevis à la laideur humaine des horizons variés et infinis que je n’avais même pas soupçonnés jusqu’alors.

Cette partie de la cérémonie achevée, le marié retourna au milieu de ses amis d’un côté de l’église, et la mariée près de ses compagnes de l’autre ; puis toute l’assistance entonna un psaume d’une voix fausse et rauque à faire fuir des ânes.

Léonie d'Aunet, « Lettre V. Les Lapons », Voyage d’une femme au Spitzberg, Hachette, p. 143.

David Farreny, 8 sept. 2011
chat

On ne possède jamais que le chat du voisin.

Éric Chevillard, « mardi 9 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 juil. 2013
vin

La Providence, pensa-t-il, ne peut à ce point se jouer d’un homme.

Il s’installa dans cette idée, il en fit amèrement le tour. Il y goûta une sorte de satisfaction, un réconfort aride, comme les enfants qu’on a punis en ne leur ouvrant pas la porte et qui au lieu de s’abriter restent sous la pluie avec des yeux ivres, sautent à pieds joints dans les flaques, se crottent en pleurant, et leurs larmes alors sont du vin. Il se vit dans ce petit enfant ne méritant pas un tel sort et s’en exaltant.

Pierre Michon, « Fie-toi à ce signe », Maîtres et serviteurs, Verdier, p. 104.

David Farreny, 26 fév. 2014
idée

C’est bien la première fois qu’en rêve je copule avec un homme ; très désagréable, d’autant que celui-ci puait le tabac ; il avait une gueule virile, mal rasée, mais une poitrine naissante de jeune fille à laquelle je tentais vainement de me raccrocher, — j’avais du mal à tenir une érection dans ces conditions. Tout cela donne une idée du chaos psychique dans lequel on nage.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 118.

David Farreny, 3 mars 2015
fatigue

Je ne lutte pas contre le monde, je lutte contre une force plus grande, contre ma fatigue du monde.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 967.

David Farreny, 7 mars 2024

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