pas

Supposons alors qu’ils aient vu ce qu’ils faisaient pour ce que c’était, le troc épuisant de tout leur temps contre la possibilité précaire de rester dans le temps. Eh bien, non seulement ils n’en auraient tiré nul profit mais cette connaissance, ce détachement, pour léger qu’il fût, leur aurait été préjudiciable en l’absence d’alternative. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer et qu’il est beaucoup plus facile de le faire sans y penser que de s’y remettre avec la pensée qu’après tout, on pourrait aussi bien arrêter. Aux difficultés habituelles s’ajoute celle, désormais de repousser l’éventualité que la moindre réflexion éveille aussitôt, la possibilité du contraire, la douceur de ne pas.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
distraction

Si l’on essaie un jour de décrire l’économie générale des tabous de notre temps, il ne faudra pas manquer de mettre en contradiction la pudique indignation de notre société devant les spectacles relevant de l’érotisme par exemple, et son indulgence pour la représentation de tout ce qui dégrade les hommes. C’est sans doute qu’elle y a son intérêt et qu’il lui est nécessaire pour se maintenir de donner à ses aliénations réelles le masque rassurant d’ « une saine distraction ».

Roland Barthes, « Le Grand Robert », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 523.

David Farreny, 17 nov. 2004
reflets

J’ai fait d’autres rêves. Il m’a semblé que je pourrais les atteindre, les tirer au jour si je me dépêchais, dans le demi-sommeil qui précède le réveil. On est alors comme un plongeur qui a quitté les grands fonds peuplés de visions mais n’a pas encore crevé la surface dont les reflets empêchent de deviner l’univers submergé, onirique. Je n’ai pas réagi assez vite. À deux ou trois reprises, dans la journée, il me semblera que je suis sur le point de saisir une bribe avec quoi, en tirant, je pourrai faire venir le Béhémot. Mais elle m’échappe et l’eau se referme.

Pierre Bergounioux, « jeudi 29 janvier 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 25.

David Farreny, 11 mars 2006
honnêtement

Hier l’inspecteur du lait qui habite la chambre voisine — on ne trouve ici que du lait en poudre, il n’inspecte donc rien — est venu me proposer d’aller ensemble trouver des femmes dans une gargote des collines qu’on lui a recommandée. L’inspecteur qui a l’âge de mon père est consumé par une rêverie érotique qui ne lui laisse pas de répit. À en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains tracent dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresses. Pour cette sortie il avait retouché à l’encre violette ses souliers éculés et passé un pantalon de tennis à fines rayures bleues qui poche aux genoux. Dans cette ville, dit la plus vieille chronique de l’Île, il n’y avait de durs que les seins des jeunes femmes, d’ondoyants que leurs regards, de courbes que leurs sourcils, de ténébreuses que leurs nuits.

L’inspecteur a les yeux injectés par l’arak qu’il a bu la veille. Je sais bien qu’il s’agit de pauvres filles édentées, humiliées, peut-être malades ou qui n’existent que dans mon imagination. Tout de même je m’emballe. Je rêve d’yeux bordés de khôl, de voix chaudes comme des tisons contre mon oreille, de fesses de santal patinées par mille paumes rêveuses, d’une touffe brillante comme du crin, honnêtement bombée et fendue. Voilà trop longtemps que je vis seul et s’il faut retourner chez les hommes pourquoi pas par ce chemin-là ? J’ai accepté.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 105-106.

David Farreny, 18 oct. 2009
impuretés

Qu’est-ce donc qu’un texte poétique dans l’espace de la francophonie ? C’est une kyrielle de mots qui chantent encore et encore la beauté dans toutes ses nuances ; c’est le sourire de quelqu’un qui voyage vers tous ; c’est une missive inspirée par la flamme de l’amour et qui déploie pour l’utopie des ailes d’oiseau

[…]

Au réel, déjà dissous par la technique dans le virtuel, la langue en fête substitue les colombes de la propagande et l’abstraite ferveur des clichés. Tandis que l’écran dématérialise l’existence, l’écrit la délivre de ses impuretés. La terre et le terre-à-terre, le géographique et le trivial sont congédiés simultanément. L’angélisme triomphe avec l’artificialisme. Il n’y a de poésie, pour la culture en mouvement, que dans l’oubli lyrique du monde concret. Le oui extatique à la vie que profère cette muse est un non catégorique à l’intelligence de l’humain, et son grand message de paix et d’amitié, une fermeture au donné, froide, définitive, implacable.

Alain Finkielkraut, « Les transports lyriques de l’âme fermée », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 84-85.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
brut

Immédiateté de la sensation, globalité aussi. Ne pas trop chercher d’équivalence par ce « tourniquet de la plume » dont parlait Reverdy. Trop lent. Poser au plus court la sensation, de manière très grossière, et laisser travailler la mémoire du lecteur. Pour exemple, « l’odeur du jardin après la pluie ». Si j’élabore davantage, je vais tomber dans l’exercice littéraire ; l’odeur brusque, puissante, du jardin se dilue en mots qui tentent de la décrire, plus ou moins habilement. On aboutit à un texte et non plus au jardin (vers Ponge ?) alors que le but visé était bien de confronter brusquement, maintenant, le lecteur à cette odeur de pluie. De le faire en quelque sorte passer dans cette odeur, rien de plus. Sitôt que je décris, je construis littérairement une expérience, alors que je l’ai vécue sans recul. Voilà ce qui m’énerve. Je sais l’amertume d’une bière, je sais que le lecteur la connaît aussi, et mon but n’est pas de faire de cette amertume un objet poétique en soi. J’ai seulement besoin, à ce moment du poème, de traverser ce goût. Rester brut, donc. En ce sens ma poésie n’est pas vraiment descriptive, même si elle est nourrie de sensations ; elle intègre seulement les bouts de réel nécessaires pour activer une situation, une expérience, un vivre.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 64.

Cécile Carret, 4 mars 2010
cuir

L’Armide de Lully au Théâtre des Champs-Élysées. Je n’ai pas compris si l’on conspuait la mise en scène parce qu’elle était mauvaise ou parce qu’elle était moderne, au moins graphiquement. Lorsque je les aimais déjà, à peine adolescent, ces œuvres étaient totalement assoupies, depuis au moins deux siècles. Toute œuvre redécouverte ajoute comme un temps reconquis à notre âge réel et donne ce cuir de sagesse et d’intrépidité qu’ont, jusque sur la peau, les archéologues.

Gérard Pesson, « mardi 8 décembre 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 86.

David Farreny, 22 mars 2010
plâtre

Même impression cent fois ressentie à l’instant de la prise de parole : un vide, un dédoublement. Je m’entends ne rien dire de ce que je voulais dire. J’entends parfaitement, clairs, et même trompettants, les mots à côté de ceux qui étaient appelés. J’entends ce chaos de phrases encore liquides prendre aussitôt : le plâtre de mon opinion.

Gérard Pesson, « mercredi 29 avril 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 295.

David Farreny, 27 mars 2010
articulations

Nos articulations sont autant de mauvais plis pris par le corps qui lui interdisent mille postures avantageuses, mille gestes décisifs. Je prétendais y remédier.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 28.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
affluent

Vu passer, dans une travée, un chat qui tenait dans sa gueule un oiseau plumé, un pigeonneau, sans doute, dérobé à la boucherie. Nous sommes vraiment entrés dans l’affluent society.

Pierre Bergounioux, « mardi 25 mai 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 485.

David Farreny, 2 fév. 2012
relation

Pourrai-je jamais entrer en relation avec la vie ?

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 260.

David Farreny, 27 mars 2012
tout

Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.

« Comment qu’ça va, missieur J. ?

– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »

À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.

Cécile Carret, 18 juin 2012
exaspération

L’appel du glas est pressant. Dans les éco­nomies privilégiées de l’Occident, la longévité augmente. On pallie les misères du grand âge. Qui demeurent repoussantes. La vue et l’ouïe fai­blissent. L’urine fuit. Les membres se raidissent et s’endolorissent. Les dents branlent dans des bouches baveuses et malodorantes. Fût-ce avec l’assurance piteuse d’une canne, d’une béquille ou d’un cadre de marche, les escaliers deviennent l’ennemi. L’incontinence et les étirements stériles font les nuits creuses. Mais ces infirmités phy­siques ne sont rien en comparaison du dépéris­sement de l’esprit — et pas seulement sous l’effet de la lente combustion de la démence sénile ou de l’Alzheimer. Dans la normalité, aussi, la mémoire trébuche. La date nécessaire, le nom, la référence se dérobent jusqu’à l’exaspération. Le mot ou le chiffre dont on a besoin s’estompe dans la brume. Les muscles de la concentration se relâchent, tout comme la faculté de soutenir son attention. Les vieux se répètent, sans le savoir. Leurs heures se racornissent. Comme si l’odeur de pisse, d’excrément, de sueur sous les aisselles, de colles en décomposition finissait par contaminer la conscience. Les animaux semblent repérer cette senteur aigre.

De ce fait, par milliers, par dizaines de milliers, hommes et femmes endurent leurs dernières années le regard perdu dans le néant. Dans des pavillons ou des chambres clinquants, souvent dénués de chaleur. Dans des hospices miteux, pacifiés par les feuilletons à l’eau de rose et les tranquillisants ou dans l’attente anxieuse des aides-soignants qui viendront leur essuyer les fesses serrées et trempées. Des vies végétatives prolongées sans fin sociale. La masturbation elle-même se tarit et peine à ressusciter des souvenirs gratifiants. Le fardeau économique est immense. Comment financer les besoins dévorants des impotents ? Bien que contraints par l’obligation ou une compassion déclinante, les jeunes regimbent à visiter les vieux, à humer l’air mort qui les entoure. Des détestations muettes s’accumulent. Observant les moribonds, écoutant leur babil, les jeunes entrevoient le probable naufrage de leur futur. Bénis soient ceux qui sortent plus ou moins indemnes, en possession de leurs ressources men­tales, entourés de ce qui leur est cher et via la grâce du sommeil. Combien sont-ils ?

George Steiner, « Mort amie », Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux.

David Farreny, 12 nov. 2012

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