hydraulique

Elle roucoulait, gargarisante, la salive chuintée, et s’enfilait enfin, doucement, doucement, se poignardait au ventre, droite, par degrés, sans un mot, sans un cri, hagarde, défaite, vous coiffait de sa vulve excentrique, chapeau molletonné, descendait tout au long, depuis le vit, s’alourdissait, sans heurt, se pénétrait, ascenseur hydraulique surchauffé d’un immeuble insonore.

Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 65.

David Farreny, 21 mars 2002
bien

À travers l’équivoque d’une forme très générale qui recouvre du très précis, il s’établit entre l’écrivain et moi une sorte de complicité flatteuse ; je me sens choisi ; l’artiste me découvre ; il me chante, il chante ma peine, ma joie, ma curiosité ; il la chante bien ; il en a tout vu, tout senti, et d’autres choses encore que je ne voyais ni ne sentais. Écho d’un Narcisse qui ne sait pas parler, c’est mon double inspiré ; sa confidence m’illumine ; mais ses révélations sont si décentes, il chante ce chant individuel avec tant d’à-propos, avec une beauté si pleine mais si modeste, que je n’ai pas à en rougir, et qu’au plaisir d’avoir été deviné, j’ajoute celui de n’être pas trahi.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
capter

Il lui semblait que jamais personne ne lui avait prêté une attention aussi soutenue, aussi polie et amicale. Tout le monde s’était tu alentour. La mère de Charlotte, immobile, courbée, serrait le saladier sur son ventre, et ainsi semblait en prière, recueillie pour mieux absorber les paroles d’Herman. Un petit sourire bienveillant soulevait délicatement le coin des lèvres de Métilde. Herman exulta de se sentir pathétique : l’avait-il jamais été pour quiconque, avait-il été, seulement une fois, émouvant ? Alors la pensée de Rose devenait fort abstraite, supplantée par le plaisir intense d’attirer à lui la sympathie de ses voisines, et de capter leur esprit encore inconnu et obscur.

Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 58-59.

David Farreny, 18 déc. 2005
perception

Dès ce moment la grande affaire pour moi fut d’aimer et d’être aimé. Surtout d’être aimé. Je ne comprenais pas comment ce sentiment, qui me semblait à si vil prix dans mon enfance, était devenu si rare et si précieux. Je me répétais avec mélancolie la prophétie de Mme Lebrun : « À vingt ans toutes les femmes seront folles de lui. » J’espérais un peu qu’à vingt ans les choses changeraient. Mais, en attendant, le temps passait et je me pénétrais de plus en plus profondément du sentiment de ma laideur. En même temps, le rêve de discours séducteurs, dont on ne me donnait d’ailleurs pas l’occasion, se précisait et s’approfondissait. Il se serait agi de « présenter » le monde à une femme, de décortiquer pour elle les sens les plus enveloppés des paysages ou des instants, de lui donner une besogne toute mâchée, de me substituer partout à elle et toujours, à sa pensée, à sa perception et de lui présenter des objets déjà élaborés, déjà perçus, bref, de faire l’enchanteur, d’être toujours celui dont la présence fait que les arbres seront plus arbres, les maisons davantage maisons, que le monde existera soudain davantage. J’en étais alors bien incapable. Mais je note ce désir parce que c’était une fois de plus réaliser l’accord de l’art et de l’amour. Écrire, c’était saisir le sens des choses et le rendre au mieux. Et séduire, c’était la même chose, tout uniment. Et puis, je vois avec stupeur la profondeur d’impérialisme qu’il y avait là-dedans. Car enfin, qu’on y songe, il ne s’agissait rien moins que de percevoir à la place d’une femme, de penser à sa place, de lui voler ses pensées pour y substituer les miennes. Ainsi mes pensées, subies par une conscience enchantée, fussent devenues des enchantements à mes propres yeux, eussent acquis tout juste le relief et le recul nécessaires pour que je puisse m’en charmer.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 28 février 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 508.

David Farreny, 26 déc. 2006
impatiences

Je sens me reprendre les impatiences cuisantes, la fureur sombre, et qu’il fallait contenir, de surcroît, que m’ont inspirées, d’emblée, tant de proches dont je jugeais déjà les pensées aberrantes, les agissements dérisoires, inutiles, les sentiments infantiles, quand ils ne contrevenaient pas à l’évidence lumineuse de la loi morale.

Pierre Bergounioux, « dimanche 17 juillet 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 708.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
rapport

Jules Renard et Fernando Pessoa sont morts à l’âge que j’ai aujourd’hui. Vous ne voyez pas le rapport.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 54.

David Farreny, 17 juin 2009
revendiquer

Je suis debout sur la plate-forme du tramway et je suis dans une complète incertitude en ce qui concerne ma position dans ce monde, dans cette ville, envers ma famille. Je serais incapable de dire, même de la façon la plus vague, quels droits je pourrais revendiquer à quelque propos que ce soit. Je ne puis aucunement justifier de me trouver ici sur cette plate-forme, la main passée dans cette poignée, entraîné par ce tramway, ou que d’autres gens descendent de voiture et s’attardent devant des étalages. Personne, il est vrai, n’exige rien de tel de moi, mais peu importe.

La voiture s’approche d’une station, une jeune fille s’avance vers le marchepied, prête à descendre. Je la vois aussi nettement que si je l’avais touchée du doigt. Elle est vêtue de noir, les plis de sa jupe sont presque immobiles ; son corsage est ajusté, avec une collerette de dentelle blanche à petites mailles ; la main gauche est à plat contre la paroi de la voiture ; de la main droite, elle appuie son parapluie sur la deuxième marche. Son visage est hâlé ; son nez, légèrement pincé, est large et rond du bout. Elle a une abondante chevelure brune, un peu ébouriffée sur la tempe droite. Elle a l’oreille petite et bien plaquée ; mais, comme je suis tout près, j’aperçois de derrière tout le pavillon de l’oreille droite, ainsi que l’ombre qu’il porte près de sa racine.

Je me suis demandé ce jour-là : d’où vient qu’elle ne s’étonne pas d’être comme elle est, qu’elle garde la bouche close et ne dise rien de tout cela ?

Franz Kafka, « Le voyageur du tramway », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 109-110.

David Farreny, 19 nov. 2011
perpétrer

Et ces deux qui glissent comme des voleurs ? Qui gagnent sur la pointe des pieds la pénombre de leur chambre à coucher ? Pourquoi des gestes si furtifs ? Pourquoi cette honte ? Ces secrets ? Pourquoi, en résumé, a-t-on pris l’habitude d’aller se cacher pour baiser ? Quand on a la conscience tranquille, on ne cherche pas à se dissimuler… Il doit y avoir autre chose. D’autres causes, une autre raison… Reprenons Schopenhauer : si les amants, nous dit-il, semblent gênés de ce qu’ils vont faire, s’ils sont en effet honteux, ce n’est pas tant, comme on le croit, à cause des pauvres cochonneries auxquelles ils vont se livrer dans le noir, que parce qu’ils s’apprêtent malgré eux à perpétrer un mauvais coup, voilà pourquoi ils n’ont pas la conscience tranquille…

Etc., etc. Le péché ne serait donc pas dans l’acte lui-même mais dans sa conséquence reproductrice ? Et tout le monde le saurait sans vouloir le reconnaître ? La culpabilité, les sentiments d’angoisse, proviendraient de la transgression d’une injonction morale, certes, mais pas du tout celle qu’on croit ? Et par conséquent il n’y aurait pas d’acte plus élevé, plus moral, que celui consistant à s’abstenir de se prolonger ? D’où s’expliqueraient aussi les tentatives acharnées à travers les siècles pour essayer de prouver le contraire en pénalisant l’acte lui-même afin de resanctifier ses effets ?

Etc., etc.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, pp. 407-408.

David Farreny, 6 déc. 2012
système

Il s’était fait un certain système lequel eut par la suite une telle influence sur sa manière de penser que les spectateurs voyaient toujours son jugement précéder de quelques pas son sentiment, malgré qu’il crût qu’il était resté derrière.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 230.

David Farreny, 17 déc. 2014
parfois

La noblesse humaine est l’œuvre que le temps cisèle parfois dans notre ignominie quotidienne.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 65.

David Farreny, 20 mai 2015
réduit

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

David Farreny, 4 mars 2016

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