Beaucoup souhaitent léguer à la postérité, à défaut d’une œuvre, leur propre figure.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, p. 90.
Je me répète, mais ce qui revient ne revient pas exactement au même niveau. C’est peut-être cela « une œuvre » (ce fantasme) : une insistance déplacée.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 181.
Mucilage enchâssé dans une caverne osseuse, une fois privé de l’être, l’œil est destiné à pourrir quelque jour dans la tombe, à se dissoudre de nouveau en boue liquide ; mais aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre.
Thomas Mann, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krüll, Fayard.
Or rien de tout cela, j’en suis maintenant persuadé, n’est l’effet d’accidents, de malveillance ou de malchances ponctuelles. Non, c’est écrit. C’est écrit dans mon tempérament, dans ce qui fait mes rapports avec la réalité, dans les limites de mes talents ; comme sont écrites aussi, heureusement, une curieuse obstination, qui fait mon infortune, sans doute, mais qui fait aussi ma résistance à ses piques : une inlassable curiosité du monde ; une splendide obsession sexuelle ; et une paradoxale joie de vivre.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 351.
La musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte. Car, dans les perceptions confuses ou insensibles, l’esprit fait beaucoup de choses qu’il ne peut remarquer par une aperception distincte. On se tromperait en effet en pensant que rien n’a lieu dans l’âme sans qu’elle sache elle-même qu’elle en est consciente. Donc, même si l’âme n’a pas la sensation qu’elle compte, elle ressent pourtant l’effet de ce calcul insensible, c’est-à-dire l’agrément qui en résulte dans les consonances, le désagrément dans les dissonances. Il naît en effet de l’agrément à partir de nombreuses coïncidences insensibles.
Gottfried Wilhelm Leibniz, lettre à Christian Goldbach, 17 avril 1712.
Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.
L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.
Un être a baissé ses volets.
Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.
Tout effort de l’âne pour happer la carotte a pour effet de faire avancer l’attelage tout entier et la carotte elle-même qui demeure toujours à la même distance de l’âne. Ainsi courons-nous après un possible que notre course même fait apparaître, qui n’est rien que notre course et qui se définit par là même comme hors d’atteinte. Nous courons vers nous-mêmes et nous sommes, de ce fait, l’être qui ne peut pas se rejoindre.
Jean-Paul Sartre, « Qualité et quantité, potentialité, ustensilité », L’être et le néant, Gallimard, p. 244.
J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.
Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.
Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.
Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.
La forme, c’est toujours une insoumission au sort (qui n’est même pas de mourir, mais de crever). Les plus grands souverains s’y sont pliés comme les plus petits, et peut-être ferions-nous bien, rois de nous-mêmes, de les imiter dans notre administration de notre propre existence. En ce qui me concerne, je m’y emploie assez activement, et ne m’approche qu’au prix d’un méticuleux décorum (d’autant que je me sais pas commode). Éternellement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. »
Renaud Camus, « mardi 29 août 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 349.
Ce matin, vu affichées les dates des conseils de classe du premier trimestre. Surpris. Le temps de travail ne passe pas vite, quand on est au travail. Du temps nul. Il semble, lorsqu’on se retourne, comme n’avoir pas existé. Cela tient sans doute aussi à l’aspect répétitif scandé du boulot. Que reste-t-il de trois jours consécutifs de correction de copies, après une semaine ? Des jours morts. Le travail use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière.
D’où écrivez-vous ? De là. Et souvent je n’ai rien à mettre sous la plume que cette poussière grise.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 11.
Contre toutes mes habitudes, je descends, à pied, jusqu’au bistro de Courcelle, acheter des cigarettes. Je songe, chemin faisant, à l’espèce de folie d’étude qui m’a pris, à l’adolescence, et ne m’a plus quitté. Il me vient, près de quarante-cinq ans plus tard, le même mécontentement extrême qu’alors de n’être pas à la tâche infinie, vitale, de clarifier l’affaire à laquelle je me trouve mêlé. Quoi ! je laisserais passer un instant sans l’employer à tenter de comprendre tel fait, petit ou grand, qui me concerne parce qu’il m’exalte ou m’accable, m’échappe, est ! Je n’aurai pas vécu.
Pierre Bergounioux, « mardi 1er juin 2010 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1162.
Il faut aimer les livres, ainsi que je le fais, naïvement, pour imaginer que l’âme s’éternise parmi nous grâce aux mots ; elle n’a jamais été que là, en eux, et quand ils se taisent, la voilà qui meurt à jamais.
Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 41.