En fait, le tableau, aujourd’hui la propriété d’un musée de Sheffield, en Grande-Bretagne, ne représente pas l’exécution mais les suites immédiates de celle-ci. Au pied d’un mur aveugle qui devait borner le jardin du restaurant de la Chartreuse, le supplicié est étendu face contre terre, drapé dans un manteau noir, son chapeau, également noir, ayant roulé à quelques pas. Au-dessus du mur, et à distance, la silhouette du dôme du Val-de-Grâce se détache en gris sombre sur un ciel brunâtre. Tant les habits du mort, civils et assez chic, que l’ambiance de petit jour blafard, l’absence de décorum ou la proximité d’un restaurant à la mode, évoquent plutôt les circonstances d’un duel, et seule la présence, sur la gauche du tableau, d’un groupe de soldats en marche, vus de dos, l’arme à la bretelle, en train de se retirer et sur le point de sortir du champ, suggère que l’État est à l’origine de cet homicide et qu’il s’agit par conséquent d’une exécution capitale.
Les transformations opérées depuis 1815 dans le quartier de l’Observatoire rendent aléatoire, aujourd’hui, la recherche du lieu précis de l’exécution. Il est vraisemblable que ce lieu a disparu, ou du moins qu’il a perdu tout support matériel, et qu’il est désormais suspendu dans les airs au-dessus des quais à ciel ouvert de la station Port-Royal, sur la ligne B du RER.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 20.
Lorsque nouvellement
Dans l’intime du cœur
Naît un désir d’amour,
Languide et las se fait sentir ensemble
Un désir de mourir :
Comment, je ne le sais, mais tel est
D’amour puissant et vrai le premier fruit.
Peut-être apeure les yeux
Ce désert : pour lui, le mortel
Désormais voit peut-être la terre
Inhabitable, sans cette
Neuve, seule, infinie
Félicité qui lui peint l’âme ;
Mais, par elle, en son cœur pressentant
La tempête, il aspire à la paix,
Aspire à jeter l’ancre,
Face au féroce désir
Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.
Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.
Je ne souhaite la mort de personne, mais pour Z., il serait temps de disparaître, en beauté ; comme j’ai dit à S., « elle n’a pas su blanchir » (comme tant de blondes). Elle en est au toupet roux et aux fausses dents. Elle se minéralise, de plus en plus cassable.
Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 10.
Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 248.
La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droits de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 399-400.
Le fait qu’il est dans lui-même pour lui-même, l’animal l’expose, et cette exposition est la voix. Mais seul l’être sentant peut exposer le fait qu’il est sentant. L’oiseau dans les airs et d’autres animaux émettent des sons vocaux sous l’effet de la douleur, du besoin, de la faim, de la satiété, du plaisir, de l’allégresse, de l’ardeur du rut : le cheval hennit lorsqu’il va à la bataille ; les insectes bourdonnent ; les chats, quand cela va bien pour eux, ronronnent. Mais le geste théorétique de l’oiseau qui chante est un mode plus élevé de la voix ; et que la chose aille si loin chez l’oiseau constitue déjà une particularité relativement au fait que les animaux en général ont une voix. Car, tandis que les poissons, dans l’eau, sont muets, les oiseaux planent librement dans les airs comme dans leur élément ; détachés de la pesanteur objective de la terre, ils remplissent l’air d’eux-mêmes et extériorisent leur sentiment d’eux-mêmes dans l’élément particulier. Les métaux ont un son, mais pas encore de voix ; la voix est le mécanisme devenu spirituel qui s’exprime ainsi lui-même. L’être inorganique ne montre sa déterminité spécifique que s’il est sollicité, que s’il est battu ; tandis que l’être animal résonne de lui-même.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 640.
Connaissance totale de soi-même. Pouvoir encercler l’étendue de ses capacités, comme la main enveloppe une petite balle. Prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur de quoi on reste encore élastique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.
On dit d’une grande douleur qu’elle est muette. L’avantage, au contraire d’une grande joie, c’est que le voisinage n’en est pas dérangé.
Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.