autrement

Musique, merveille qui sûrement précéda le feu. On en avait autrement besoin.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 365.

David Farreny, 13 avr. 2002
infra

Mais toute ma vie sentimentale est dans l’infra. C’est une vie infra-sentimentale, peut-être même une infra-vie. Plus rien n’y a de substance. Rien n’y affleure au réel. J’embarrasse mon imagination et mon cœur, des jours durant, d’histoires qui auraient occupé deux minutes de mon attention il y a vingt ans — et qui ne sont même pas des histoires : infimes tropismes de l’amour, dans le néant sentimental des jours (et des années, et des années ; car ce sont les années qui passent, sans qu’il arrive rien d’autre, entre ces steppes désolées, que les frémissements d’herbe du désir).

Renaud Camus, « jeudi 24 octobre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 230.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
rejoindre

Tout effort de l’âne pour happer la carotte a pour effet de faire avancer l’attelage tout entier et la carotte elle-même qui demeure toujours à la même distance de l’âne. Ainsi courons-nous après un possible que notre course même fait apparaître, qui n’est rien que notre course et qui se définit par là même comme hors d’atteinte. Nous courons vers nous-mêmes et nous sommes, de ce fait, l’être qui ne peut pas se rejoindre.

Jean-Paul Sartre, « Qualité et quantité, potentialité, ustensilité », L’être et le néant, Gallimard, p. 244.

David Farreny, 20 oct. 2008
frontière

Rien d’autre que l’atmosphère des rues au plus mauvais moment de la nuit, celui qui précède l’approche de l’aube en automne, — cette espèce de suintement sur les plaques de fonte, cette sueur froide des parcs, des murs de briques. Derrière la gare d’Euston, il y a des volutes de vapeur blanche qui se traînent dans la nuit sur les toits bas. Les ouvriers qui sont descendus de l’autobus ont disparu par là ; je suis seul avec le receveur — un très vieil homme qui chantonne, assis non loin de moi. Ce n’était pas l’heure des premiers journaux encore, mais la frontière était passée entre hier et aujourd’hui : hier, j’étais sorti de ma chambre, j’avais longtemps marché, j’avais rencontré quelqu’un, — j’avais failli tomber de fatigue, et il faisait très froid ; c’était peu de temps avant cette frontière ; on la passe en dormant d’habitude ; toutes les maisons s’alignent comme des trains endormis pour traverser la frontière dans un grand silence, moi j’avais trouvé cet autobus, et j’avais dormi finalement, comme tout le monde, — dormi très peu de temps, mais tous les réveils se ressemblent, ils sont tous de l’autre côté de la frontière.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 116-117.

David Farreny, 7 août 2009
suspens

Il faut comprendre l’extrême recueillement que fut ma vie en ce temps-là — recueillement de la pensée immobilisée dans la stupeur mais aussi recueillement de tous les sens, retirés en eux-mêmes, privés, chaque jour davantage, des stimulations du monde extérieur. Les couleurs s’effaçaient, les volumes s’amenuisaient, les formes s’effondraient. Une ère d’indigence et de restriction avait commencé. Les bruits avaient cessé. L’espace était si blanc que saveurs et senteurs devenaient proprement inconcevables. Même les sensations qui naissent des tensions infimes de l’organisme lorsque celui-ci se jette au-devant de la vie, se trouvaient altérées, tant le suspens de mon corps au-dessus du vide m’obligeait à me ramasser sur mes assises intimes, à seule fin de ne pas m’écrouler. Et j’évitais de toucher les choses, évidemment si menacées et si périssables, comme si, par le contact, leur fragilité risquait de s’infuser en moi.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 67-68.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2010
égoïsme

Hélène aura toussé pendant plus de quinze ans. Force du thorax. Huit années à appeler la mort…

« Donne-moi ta petite main… » Le besoin profond de tenir ma main pour vivre, pour se ramasser. Beaucoup plus qu’un geste d’amour ; sous un dehors léger, amical, un impératif.

Comme dans les derniers mois, doucement, elle battait l’air de ses mains, de bas en haut, comme, pour surnager, font les jeunes chiens.

Cette nuit, après avoir sangloté, j’ai eu un mot digne de Jules Renard : « Ça va me faire bien dormir. » (L’égoïsme pur.)

Paul Morand, « 18 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 471.

David Farreny, 2 sept. 2010
nitre

Il commençait à faire froid. Parfois, tandis que le jour déclinait, on voyait des flocons grisâtres sortir de terre et déraper en silence à hauteur d’homme, puis disparaître. La maisonnette du régleur de larmes avait l’aspect d’une ruine incendiée depuis des siècles, mais, comme la terre avait été longtemps étrillée par des orages de défoliant et de gaz, la végétation n’avait pas envahi l’endroit. Les ronces étaient chétives, les mûres qui noircissaient parmi les épines avaient goût de nitre. Disons que c’étaient les derniers fruits de l’automne et n’en parlons plus.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 217.

Cécile Carret, 9 oct. 2010
sage

Ne serait-il pas plus sage d’emprisonner plutôt tous ceux qui n’ont encore tué personne ?

Éric Chevillard, « jeudi 11 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

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