angles

Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirant pas, sans parler, n’écoutant personne. La falaise qui domine le golfe de Salerne était un mur qui donnait sur la mer. Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres femmes qu’elle. Ce n’est pas cette joie qui me manque. C’est elle. Aussi ai-je dessiné toute ma vie un même corps dans les gestes d’étreinte dont je rêvais toujours.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 9.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
algèbre

Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature : la forme la plus haute de l’expression artistique est du côté de la littéralité, c’est-à-dire en définitive d’une certaine algèbre : il faut que toute forme tende à l’abstraction, ce qui, on le sait, n’est nullement contraire à la sensualité.

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 803.

David Farreny, 5 déc. 2004
chagrin

À force de vivre enfermé, enfoncé dans ma mémoire et mes pensées, le « monde » agit sur moi avec une force exagérée, dérangeante. Je redécouvre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, comme on disait. Ça va même un peu plus loin. Il me semble percer, malgré moi, jusqu’à la « nihilité de notre condition ». Je pense à Faulkner : « Entre le chagrin et le néant, j’ai choisi le chagrin. » Et en même temps, c’est comme si je regardais de derrière une vitre.

Pierre Bergounioux, « dimanche 21 octobre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 347.

David Farreny, 25 mars 2006
orientation

Celui qui a cru être ne fut qu’une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1064.

David Farreny, 7 août 2006
fantassins

Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.

Cécile Carret, 11 mars 2007
interroger

Quand je n’ai pas dormi, je pose des questions à tort et à travers. J’en poserais indéfiniment : ne pas dormir c’est interroger ; si on connaissait la réponse, on dormirait.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 139.

David Farreny, 4 mars 2008
été

L’été ne craint pas la mort comment

le pourrait-il. Toute une famille

sémillante et colorée s’en remet à l’été

Chimère que l’été Folie

mais oser s’y soustraire…

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.

David Farreny, 11 juin 2008
métamorphoses

Scheidman ne profitait pas de la situation. Son organisme avait subi des métamorphoses qui auraient compliqué une course éperdue. Sous l’influence des brumes radioactives de l’hiver, ses longues squames de peau malade étaient devenues d’imposants goémons. Vu de loin, Scheidman s’apparentait à une meule d’algues sur quoi on eût fait sécher une tête.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 148.

Cécile Carret, 19 sept. 2010
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
matière

Il n’y a que les dilettantes pour croire que les sujets se trouvent au-dehors. Si nous en avons, ils sont en nous-mêmes. Celui qui est né et qui a ouvert les yeux dispose de la matière pour sa vie tout entière.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 170.

Cécile Carret, 22 juin 2013
respect

Ce respect pour des poètes que l’on ne comprend pas et que, malgré tout, l’on veut atteindre, est la source de nos méchantes littératures.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 113.

David Farreny, 23 oct. 2014
épilogues

À vrai dire, ma vie était criblée d’amis et de femmes perdus de vue. Certains avaient, sans doute, des choses réelles à me reprocher. D’autres s’étaient éloignés, tout simplement, sans même y penser, comme une planète s’éloigne d’une autre, emportée par d’imperceptibles gravitations. Dans la plupart des cas, ce n’est pas tant le manque de tel ou telle qui me troublait que tous ces vécus dévalués par leurs épilogues. J’aurais souhaité, dans mes relations, plus d’invariants. Certes, l’amitié et l’amour impliquent, je le sais, un échange entre deux êtres. Mais l’idée d’échanger a quelque chose de décevant. C’est une idée qui s’apparente trop à l’économie, pas assez à la foi. J’aurais sincèrement aimé connaître des liens sous un mode désintéressé et unilatéral. Mais la vie en société m’apparaissait rétrospectivement sous un jour atrocement contractuel.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 65-66.

David Farreny, 20 fév. 2015

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